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13/3/15

Molière L'AVARE

Molière
L'AVARE
PERSONNAGES
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HARPAGON, père de Cléante et d'Elise, et amoureux de Mariane.
CLEANTE, fils d'Harpagon, amant de Mariane.
ELISE, fille d'Harpagon, amante de Valère.
VALERE, fils d'Anselme et amant d'Elise.
MARIANE, amante de Cléante et aimée d'Harpagon.
ANSELME, père de Valère et de Mariane.
FROSINE, femme d'intrigue.
MAITRE SIMON, courtier.
MAITRE JACQUES, cuisinier et cocher d'Harpagon.
LA FLECHE, valet de Cléante.
DAME CLAUDE, servante d'Harpagon.
BRINDAVOINE, laquais d'Harpagon.
LA MERLUCHE, laquais d'Harpagon.
LE COMMISSAIRE et son clerc.
La scène est à Paris.
Acte I
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Scène I
-------
VALERE, ELISE.
VALERE
Hé quoi? charmante Elise, vous devenez mélancolique, après
les obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de
votre foi? Je vous vois soupirer, hélas! au milieu de ma joie. Est-ce
du regret, dites-moi, de m'avoir fait heureux, et vous repentez-vous de
cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre?
ELISE
Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais
pour vous. Je m'y sens entraîner par une trop douce puissance, et je
n'ai pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas.
Mais, a vous dire vrai, le succès me donne de l'inquiétude, et je
crains fort de vous aimer un peu plus que je ne devrais.VALERE
Hé! que pouvez-vous craindre, Elise, dans les bontés que
vous avez pour moi?
ELISE
Hélas! cent choses à la fois: l'emportement d'un père, les
reproches d'une famille, les censures du monde; mais plus que tout,
Valère, le changement de votre coeur, et cette froideur criminelle dont
ceux de votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents
d'une innocente amour.
VALERE
Ah! ne me faites pas ce tort de juger de moi par les autres.
Soupçonnez-moi de tout, Elise, plutôt que de manquer à ce que je vous
dois. Je vous aime trop pour cela, et mon amour pour vous durera autant
que ma vie.
ELISE
Ah! Valère, chacun tient les mêmes discours. Tous les hommes
sont semblables par les paroles, et ce n'est que les actions qui les
découvrent différents.
VALERE
Puisque les seules actions font connaître ce que nous sommes,
attendez donc au moins à juger de mon coeur par elles, et ne me
cherchez point des crimes dans les injustes craintes d'une fâcheuse
prévoyance. Ne m'assassinez point, je vous prie, par les sensibles
coups d'un soupçon outrageux, et donnez-moi le temps de vous
convaincre, par mille et mille preuves, de l'honnêteté de mes feux.
ELISE
Hélas! qu'avec facilité on se laisse persuader par les
personnes que l'on aime! Oui, Valère, je tiens votre coeur incapable
de m'abuser. Je crois que vous m'aimez d'un véritable amour, et que
vous me serez fidèle; je n'en veux point du tout douter, et je
retranche mon chagrin aux appréhensions du blâme qu'on pourra me
donner.
VALERE
Mais pourquoi cette inquiétude?
ELISE
Je n'aurais rien à craindre si tout le monde vous voyait des
yeux dont je vous vois, et je trouve en votre personne de quoi avoir
raison aux choses que je fais pour vous. Mon coeur, pour sa défense, a
tout votre mérite, appuyé du secours d'une reconnaissance où le cielm'engage envers vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant
qui commença de nous offrir aux regards l'un de l'autre, cette
générosité surprenante qui vous fit risquer votre vie pour dérober la
mienne à la fureur des ondes, ces soins pleins de tendresse que vous me
fîtes éclater après m'avoir tirée de l'eau et les hommages assidus de
cet ardent amour que ni le temps ni les difficultés n'ont rebuté, et
qui, vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces
lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit,
pour me voir, à vous revêtir de l'emploi de domestique de mon père.
Tout cela fait chez moi sans doute un merveilleux effet, et c'en est
assez, à mes yeux, pour me justifier l'engagement où j'ai pu consentir
; mais ce n'est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je
ne suis pas sûre qu'on entre dans mes sentiments.
VALERE
De tout ce que vous avez dit, ce n'est que par mon seul amour
que je prétends auprès de vous mériter quelque chose; et, quant aux
scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin
de vous justifier à tout le monde, et l'excès de son avarice et la
manière austère dont il vit avec ses enfants pourraient autoriser des
choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Elise, si j'en parle
ainsi devant vous: vous savez que sur ce chapitre on n'en peut pas
dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l'espère, retrouver mes
parents, nous n'aurons pas beaucoup de peine à nous les rendre
favorables. J'en attends des nouvelles avec impatience, et j'en irai
chercher moi-même si elles tardent à venir.
ELISE
Ah! Valère, ne bougez d'ici, je vous prie, et songez seulement
à vous bien mettre dans l'esprit de mon père.
VALERE
Vous voyez comme je m'y prends, et les adroites complaisances
qu'il m'a fallu mettre en usage pour m'introduire à son service; sous
quel masque de sympathie et de rapports de sentiments je me déguise
pour lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui
afin d'acquérir sa tendresse. J'y fais des progrès admirables, et
j'éprouve que pour gagner les hommes, il n'est point de meilleure voie
que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans
leurs maximes, encenser leurs défauts et applaudir à ce qu'ils font. On
n'a que faire d'avoir peur de trop charger la complaisance, et la
manière dont on les joue a beau être visible, les plus fins toujours
sont de grandes dupes du côté de la flatterie, et il n'y a rien de si
impertinent et de si ridicule qu'on ne fasse avaler lorsqu'on
l'assaisonne en louange. La sincérité souffre un peu au métier que je
fais; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s'ajuster àeux, et, puisqu'on ne saurait les gagner que par là, ce n'est pas la
faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés.
ELISE
Mais que ne tâchez-vous aussi de gagner l'appui de mon frère
en cas que la servante s'avisât de révéler notre secret?
VALERE
On ne peut pas ménager l'un et l'autre; et l'esprit du père
et celui du fils sont des choses si opposées qu'il est difficile
d'accommoder ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part,
agissez auprès de votre frère et servez-vous de l'amitié qui est entre
vous deux pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire.
Prenez ce temps pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire
que ce que vous jugerez à propos.
ELISE
Je ne sais si j'aurai la force de lui faire cette confidence.
Scène II
--------
CLEANTE, ELISE.
CLEANTE
Je suis bien aise de vous trouver seule, ma soeur, et je
brûlais de vous parler pour m'ouvrir à vous d'un secret.
ELISE
Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu'avez-vous à me dire
?
CLEANTE
Bien des choses, ma soeur, enveloppées dans un mot. J'aime.
ELISE
Vous aimez?
CLEANTE
Oui, j'aime. Mais avant que d'aller plus loin, je sais que
je dépends d'un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés;
que nous ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux
dont nous tenons le jour; que le ciel les a faits les maîtres de nos
voeux, et qu'il nous est enjoint de n'en disposer que par leur conduite
; que, n'étant prévenus d'aucune folle ardeur, ils sont en état de se
tromper bien moins que nous et de voir beaucoup mieux ce qui nous est
propre; qu'il en faut plutôt croire les lumières de leur prudence quel'aveuglement de notre passion, et que l'emportement de la jeunesse
nous entraîne le plus souvent dans des précipices fâcheux. Je vous dis
tout cela, ma soeur, afin que vous ne vous donniez pas la peine de me
le dire, car enfin mon amour ne veut rien écouter, et je vous prie de
ne me point faire de remontrances.
ELISE
Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez?
CLEANTE
Non; mais j'y suis résolu, et je vous conjure encore une
fois de ne me point apporter de raisons pour m'en dissuader.
ELISE
Suis-je, mon frère, une si étrange personne?
CLEANTE
Non, ma soeur; mais vous n'aimez pas, vous ignorez la douce
violence qu'un tendre amour fait sur nos coeurs, et j'appréhende votre
sagesse.
ELISE
Hélas! mon frère, ne parlons point de ma sagesse Il n'est
personne qui n'en manque du moins une fois en sa vie; et, si je vous
ouvre mon coeur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que
vous.
CLEANTE
Ah! plût au ciel que votre âme, comme la mienne...
ELISE
Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle
que vous aimez.
CLEANTE
Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et
qui semble être faite pour donner de l'amour à tous ceux qui la voient.
La nature, ma soeur, n'a rien formé de plus aimable, et je me sentis
transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane et vit
sous la conduite d'une bonne femme de mère qui est presque toujours
malade et pour qui cette aimable fille a des sentiments d'amitié qui ne
sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint, et la console avec une
tendresse qui vous toucherait l'âme. Elle se prend d'un air le plus
charmant du monde aux choses qu'elle fait et l'on voit briller mille
grâces en toutes ses actions: une douceur pleine d'attraits, une bonté
toute engageante, une honnêteté adorable, une... Ah! ma soeur, jevoudrais que vous l'eussiez vue.
ELISE
J'en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me
dites, et, pour comprendre ce qu'elle est, il me suffit que vous
l'aimez.
CLEANTE
J'ai découvert sous main qu'elles ne sont pas fort
accommodées et que leur discrète conduite a de la peine à étendre à
tous leurs besoins le bien qu'elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma
soeur, quelle joie ce peut être que de relever la fortune d'une
personne que l'on aime, que de donner adroitement quelques petits
secours aux modestes nécessités d'une vertueuse famille, et concevez
quel déplaisir ce m'est de voir que par l'avarice d'un père je sois
dans l'impuissance de goûter cette joie et de faire éclater à cette
belle aucun témoignage de mon amour.
ELISE
Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre
chagrin.
CLEANTE
Ah! ma soeur, il est plus grand qu'on ne peut croire: car
enfin peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne
qu'on exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l'on nous fait
languir? Et que nous servira d'avoir du bien, s'il ne nous vient que
dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d'en jouir, et,
si pour m'entretenir même, il faut que maintenant je m'engage de tous
côtés, si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le secours
des marchands pour avoir moyen de porter des habits raisonnables?
Enfin j'ai voulu vous parler pour m'aider à sonder mon père sur les
sentiments où je suis; et, si je l'y trouve contraire, j'ai résolu
d'aller en d'autres lieux avec cette aimable personne jouir de la
fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher partout pour
ce dessein de l'argent à emprunter; et, si vos affaires, ma soeur,
sont semblables aux miennes, et qu'il faille que notre père s'oppose à
nos désirs, nous le quitterons là tous deux, et nous affranchirons de
cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice
insupportable.
ELISE
Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en
plus sujet de regretter la mort de notre mère et que...
CLEANTEJ'entends sa voix. Eloignons-nous un peu pour achever notre
confidence, et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la
dureté de son humeur.
Scène III
---------
HARPAGON, LA FLECHE.
HARPAGON
Hors d'ici tout à l'heure, et qu'on ne réplique pas!
Allons, que l'on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de
potence!
LA FLECHE, à part
Je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit
vieillard, et je pense, sauf correction, qu'il a le diable au corps.
HARPAGON
Tu murmures entre tes dents?
LA FLECHE
Pourquoi me chassez-vous?
HARPAGON
C'est bien à toi, pendard, à me demander des raisons! Sors
vite, que je ne t'assomme.
LA FLECHE
Qu'est-ce que je vous ai fait?
HARPAGON
Tu m'as fait, que je veux que tu sortes.
LA FLECHE
Mon maître, votre fils, m'a donné ordre de l'attendre.
HARPAGON
Va-t'en l'attendre dans la rue, et ne sois point dans ma
maison, planté tout droit comme un piquet à observer ce qui se passe et
faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi
un espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiègent
toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furètent de tous
côtés pour voir s'il n'y a rien à voler.
LA FLECHE
Comment diantre voulez-vous qu'on fasse pour vous voler?Etes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses et
faites sentinelle jour et nuit?
HARPAGON
Je veux renfermer ce que bon me semble et faire sentinelle
comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mouchards qui prennent garde à
ce qu'on fait? (A part.) Je tremble qu'il n'ait soupçonné quelque
chose de mon argent. (Haut.) Ne serais-tu point homme à aller faire
courir le bruit que j'ai chez moi de l'argent caché?
LA FLECHE
Vous avez de l'argent caché?
HARPAGON
Non, coquin, je ne dis pas cela. (A part.) J'enrage!
(Haut.) Je demande si malicieusement tu n'irais point faire courir le
bruit que j'en ai.
LA FLECHE
Hé! que nous importe que vous en ayez ou que vous n'en
ayez pas, si c'est pour nous la même chose?
HARPAGON
Tu fais le raisonneur! Je te baillerai de ce
raisonnement-ci par les oreilles. (Il lève la main pour lui donner un
soufflet.) Sors d'ici, encore une fois.
LA FLECHE
Hé bien, je sors.
HARPAGON
Attends. Ne m'emportes-tu rien?
LA FLECHE
Que vous emporterais-je?
HARPAGON
Viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.
LA FLECHE
Les voilà.
HARPAGON
Les autres.
LA FLECHELes autres?
HARPAGON
Oui.
LA FLECHE
Les voilà.
HARPAGON, désignant les chausses
N'as-tu rien mis ici dedans?
LA FLECHE
Voyez vous-même.
HARPAGON, tâtant le bas de ses chausses
Ces grands hauts-de-chausses
sont propres à devenir les receleurs des choses qu'on dérobe, et je
voudrais qu'on en eût fait pendre quelqu'un.
LA FLECHE, à part
Ah! qu'un homme comme cela mériterait bien ce
qu'il craint, et que j'aurais de joie à la voler!
HARPAGON
Euh?
LA FLECHE
Quoi?
HARPAGON
Qu'est-ce que tu parles de voler?
LA FLECHE
Je dis que vous fouillez bien partout pour voir si je vous
ai volé.
HARPAGON
C'est ce que je veux faire. (Il fouille dans les poches de
La Flèche.)
LA FLECHE, à part
La peste soit de l'avarice et des avaricieux!
HARPAGON
Comment? que dis-tu?LA FLECHE
Ce que je dis?
HARPAGON
Oui. Qu'est-ce que tu dis d'avarice et d'avaricieux?
LA FLECHE
Je dis que la peste soit de l'avarice et des avaricieux!
HARPAGON
De qui veux-tu parler?
LA FLECHE
Des avaricieux.
HARPAGON
Et qui sont-ils, ces avaricieux?
LA FLECHE
Des vilains et des ladres.
HARPAGON
Mais qui est-ce que tu entends par là?
LA FLECHE
De quoi vous mettez-vous en peine?
HARPAGON
Je me mets en peine de ce qu'il faut.
LA FLECHE
Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous?
HARPAGON
Je crois ce que je crois; mais je veux que tu me dises à
qui tu parles quand tu dis cela.
LA FLECHE
Je parle... je parle à mon bonnet.
HARPAGON
Et moi, je pourrais bien parler à ta barrette.
LA FLECHE
M'empêcherez-vous de maudire les avaricieux?HARPAGON
Non; mais je t'empêcherai de jaser et d'être insolent.
Tais-toi.
LA FLECHE
Je ne nomme personne.
HARPAGON
Je te rosserai si tu parles.
LA FLECHE
Qui se sent morveux, qu'il se mouche.
HARPAGON
Te tairas-tu?
LA FLECHE
Oui, malgré moi.
HARPAGON
Ah! Ah!
LA FLECHE, lui montrant une des poches de son justaucorps
Tenez,
voilà encore une poche. Etes-vous satisfait?
HARPAGON
Allons, rends-le-moi sans te fouiller.
LA FLECHE
Quoi?
HARPAGON
Ce que tu m as pris.
LA FLECHE
Je ne vous ai rien pris du tout.
HARPAGON
Assurément?
LA FLECHE
Assurément.
HARPAGON
Adieu. Va-t-en à tous les diables.LA FLECHE
Me voilà fort bien congédié.
HARPAGON
Je te le mets sur ta conscience au moins! Voilà un pendard
de valet qui m'incommode fort, et je ne me plais point à voir ce chien
de boiteux-là.
Scène IV
--------
HARPAGON, ELISE, CLEANTE.
HARPAGON
Certes ce n'est pas une petite peine que de garder chez soi
une grande somme d'argent, et bien heureux qui a tout son fait bien
placé et ne conserve seulement que ce qu'il faut pour sa dépense. On
n'est pas peu embarrassé à inventer dans toute une maison une cache
fidèle: car, pour moi, les coffres-forts me sont suspects, et je ne
veux jamais m'y fier. Je les tiens justement une franche amorce à
voleurs, et c'est toujours la première chose que l'on va attaquer.
Cependant, je ne sais si j'aurai bien fait d'avoir enterré dans mon
jardin dix mille écus qu'on me rendit hier. Dix mille écus en or chez
soi est une somme assez... (Ici le frère et la soeur paraissent,
s'entretenant bas.) O ciel! je me serai trahi moi-même. La chaleur
m'aura emporté, et je crois que j'ai parlé haut en raisonnant tout
seul... Qu'est-ce?
CLEANTE
Rien, mon père.
HARPAGON
Y a-t-il longtemps que vous êtes là?
ELISE
Nous ne venons que d'arriver.
HARPAGON
Vous avez entendu...
CLEANTE
Quoi, mon père?
HARPAGON
Là...ELISE
Quoi?
HARPAGON
Ce que je viens de dire.
CLEANTE
Non.
HARPAGON
Si fait, si fait.
ELISE
Pardonnez-moi.
HARPAGON
Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C'est que
je m'entretenais en moi-même de la peine qu'il y a aujourd'hui à
trouver de l'argent, et je disais qu'il est bien heureux qui peut avoir
dix mille écus chez soi.
CLEANTE
Nous feignions à vous aborder de peur de vous interrompre.
HARPAGON
Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n'alliez
pas prendre les choses de travers et vous imaginer que je dise que
c'est moi qui ai dix mille écus.
CLEANTE
Nous n'entrons point dans vos affaires.
HARPAGON
Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus!
CLEANTE
Je ne crois pas.
HARPAGON
Ce serait une bonne affaire pour moi.
ELISE
Ces sont des choses...
HARPAGON
J'en aurais bon besoin.CLEANTE
Je pense que...
HARPAGON
Cela m'accommoderait fort.
ELISE
Vous êtes...
HARPAGON
Et je ne me plaindrais pas, comme je le fais, que le temps
est misérable.
CLEANTE
Mon Dieu, mon père, vous n'avez pas lieu de vous plaindre et
l'on sait que vous avez assez de bien.
HARPAGON
Comment! j'ai assez de bien? Ceux qui le disent en ont
menti. Il n'y a rien de plus faux, et ce sont des coquins qui font
courir tous ces bruits-là.
ELISE
Ne vous mettez point en colère.
HARPAGON
Cela est étrange que mes propres enfants me trahissent et
deviennent mes ennemis.
CLEANTE
Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien?
HARPAGON
Oui. De pareils discours et les dépenses que vous faites
seront cause qu'un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge,
dans la pensée que je suis tout cousu de pistoles.
CLEANTE
Quelle grande dépense est-ce que je fais?
HARPAGON
Quelle? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux
équipage que vous promenez par la ville? Je querellais hier votre
soeur, mais c'est encore pis. Voilà qui crie vengeance au ciel; et, à
vous prendre depuis les pieds jusqu'à la tête, il y aurait là de quoifaire une bonne constitution. Je vous l'ai dit vingt fois, mon fils,
toutes vos manières me déplaisent fort: vous donnez furieusement dans
le marquis, et pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me
dérobiez.
CLEANTE
Hé! comment vous dérober?
HARPAGON
Que sais-je? Ou pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir
l'état que vous portez?
CLEANTE
Moi, mon père? C'est que je joue, et, comme je suis fort
heureux, je mets sur moi tout l'argent que je gagne.
HARPAGON
C'est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en
devriez profiter et mettre à honnête intérêt l'argent que vous gagnez,
afin de le trouver un jour... Je voudrais bien savoir, sans parler du
reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les
pieds jusqu'à la tête, et si une demi-douzaine d'aiguillettes ne suffit
pas pour attacher un haut-de-chausses? Il est bien nécessaire
d'employer de l'argent à des perruques, lorsque l'on peut porter des
cheveux de son cru, qui ne coûtent rien! Je vais gager qu'en perruques
et rubans il y a du moins vingt pistoles; et vingt pistoles rapportent
par année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu'au
denier douze.
CLEANTE
Vous avez raison.
HARPAGON
Laissons cela, et parlons d'autre affaire. Euh? (Bas, à
part.) Je crois qu'ils se font signe l'un à l'autre de me voler ma
bourse. (Haut.) Que veulent dire ces gestes-là?
ELISE
Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier,
et nous avons tous deux quelque chose à vous dire.
HARPAGON
Et moi, j'ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.
CLEANTE
C'est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.HARPAGON
Et c'est de mariage aussi que je veux vous entretenir.
ELISE
Ah! mon père!
HARPAGON
Pourquoi ce cri? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose qui
vous fait peur?
CLEANTE
Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que
vous pouvez l'entendre, et nous craignons que nos sentiments ne soient
pas d'accord avec votre choix.
HARPAGON
Un peu de patience. Ne vous alarmez point. Je sais ce qu'il
faut à tous deux, et vous n'aurez ni l'un ni l'autre aucun lieu de vous
plaindre de tout ce que je prétends faire. Et, pour commencer par un
bout, avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui
ne loge pas loin d'ici?
CLEANTE
Oui, mon père.
HARPAGON, à Elise
Et vous?
ELISE
J'en ai ouï parler.
HARPAGON
Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille?
CLEANTE
Une fort charmante personne.
HARPAGON
Sa physionomie?
CLEANTE
Tout honnête et pleine d'esprit.
HARPAGON
Son air et sa manière?CLEANTE
Admirables, sans doute.
HARPAGON
Ne croyez-vous pas qu'une fille comme cela mériterait assez
que l'on songeât à elle?
CLEANTE
Oui, mon père.
HARPAGON
Que ce serait un parti souhaitable?
CLEANTE
Très souhaitable.
HARPAGON
Qu'elle a toute la mine de faire un bon ménage?
CLEANTE
Sans doute.
HARPAGON
Et qu'un mari aurait satisfaction avec elle?
CLEANTE
Assurément.
HARPAGON
Il y a une petite difficulté: c'est que j'ai peur qu'il
n'y ait pas avec elle tout le bien qu'on pourrait prétendre.
CLEANTE
Ah! mon père, le bien n'est pas considérable lorsqu'il est
question d'épouser une honnête personne.
HARPAGON
Pardonnez-moi, pardonnez-moi! Mais ce qu'il y a à dire,
c'est que, si l'on n'y trouve pas tout le bien qu'on souhaite, on peut
tâcher de regagner cela sur autre chose.
CLEANTE
Cela s'entend.
HARPAGONEnfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments,
car son maintien honnête et sa douceur m'ont gagné l'âme et je suis
résolu de l'épouser, pourvu que j'y trouve quelque bien.
CLEANTE
Euh?
HARPAGON
Comment?
CLEANTE
Vous êtes résolu, dites-vous...
HARPAGON
D'épouser Mariane.
CLEANTE
Qui? Vous, vous?
HARPAGON
Oui, moi, moi, moi! Que veut dire cela?
CLEANTE
Il m'a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire
d'ici.
HARPAGON
Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un
grand verre d'eau claire. Voilà de mes damoiseaux flouets qui n'ont non
plus de vigueur que des poules! C'est là, ma fille, ce que j'ai résolu
pour moi. Quant à ton frère, je lui destiné une certaine veuve dont ce
matin on m'est venu parler; et, pour toi, je te donne au seigneur
Anselme.
ELISE
Au seigneur Anselme?
HARPAGON
Oui, Un homme mûr, prudent et sage, qui n'a pas plus de
cinquante ans, et dont on vante les grands biens.
ELISE, faisant une révérence
Je ne veux point me marier, mon père,
s'il vous plaît.
HARPAGON, contrefaisant sa révérenceEt moi, ma petite fille, ma
mie, je veux que vous vous mariiez, s'il vous plaît.
ELISE
Je vous demande pardon, mon père.
HARPAGON
Je vous demande pardon, ma fille.
ELISE
Je suis très humble servante au seigneur Anselme mais, avec
votre permission, je ne l'épouserai point.
HARPAGON
Je suis votre très humble valet; mais, avec votre
permission, vous l'épouserez dès ce soir.
ELISE
Dès ce soir?
HARPAGON
Dès ce soir.
ELISE
Cela ne sera pas, mon père.
HARPAGON
Cela sera, ma fille.
ELISE
Non.
HARPAGON
Si.
ELISE
Non, vous dis-je.
HARPAGON
Si, vous dis-je.
ELISE
C'est une chose où vous ne me réduirez point.
HARPAGON
C'est une chose où je te réduirai.ELISE
Je me tuerai plutôt que d'épouser un tel mari.
HARPAGON
Tu ne te tueras point, et tu l'épouseras. Mais voyez quelle
audace! A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père?
ELISE
Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte?
HARPAGON
C'est un parti où il n'y a rien à redire, et je gage que
tout le monde approuvera mon choix.
ELISE
Et moi, je gage qu'il ne saurait être approuvé d'aucune
personne raisonnable.
HARPAGON
Voilà Valère. Veux-tu qu'entre nous deux nous le fassions
juge de cette affaire?
ELISE
J'y consens.
HARPAGON
Te rendras-tu à son jugement?
ELISE
Oui. J'en passerai par ce qu'il dira.
HARPAGON
Voilà qui est fait.
Scène V
-------
VALERE, HARPAGON, ELISE.
HARPAGON
Ici, Valère, Nous t'avons élu pour nous dire qui a raison
de ma fille ou de moi.
VALERE
C'est vous, monsieur, sans contredit.HARPAGON
Sais-tu bien de quoi nous parlons?
VALERE
Non. Mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute
raison.
HARPAGON
Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche
que sage, et la coquine me dit au nez qu'elle se moque de le prendre.
Que dis-tu de cela?
VALERE
Ce que j'en dis?
HARPAGON
Oui.
VALERE
Eh! eh!
HARPAGON
Quoi?
VALERE
Je dis que dans le fond je suis de votre sentiment, et que
vous ne pouvez pas quel vous n'ayez raison; mais aussi n'a-t-elle pas
tort tout à fait, et...
HARPAGON
Comment!Le seigneur Anselme est un parti considérable,
c'est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé,
et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle
mieux rencontrer?
VALERE
Cela est vrai; mais elle pourrait vous dire que c'est un peu
précipiter les choses, et qu'il faudrait au moins quelque temps pour
voir si son inclination pourra s'accommoder avec...
HARPAGON
C'est une occasion qu'il faut prendre vite aux cheveux. Je
trouve ici un avantage qu'ailleurs je ne trouverais pas, et il s'engage
à la prendre sans dot...
VALERESans dot?
HARPAGON
Oui.
VALERE
Ah! je ne dis plus rien. Voyez-vous, voilà une raison tout à
fait convaincante; il se faut rendre à cela.
HARPAGON
C'est pour moi une épargne considérable.
VALERE
Assurément, cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai
que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus
grande affaire qu'on ne peut croire; qu'il y va d'être heureux ou
malheureux toute sa vie, et qu'un engagement qui doit durer jusqu'à la
mort ne se doit jamais faire qu'avec de grandes précautions.
HARPAGON
Sans dot!
VALERE
Vous avez raison. Voilà qui décide tout; cela s'entend. Il y
a des gens qui pourraient vous dire qu'en de telles occasions
l'inclination d'une fille est une chose sans doute où l'on doit avoir
de l'égard, et que cette grande inégalité d'âge, d'humeur et de
sentiments, rend un mariage sujet à des accidents fâcheux.
HARPAGON
Sans dot!
VALERE
Ah! il n'y a pas de réplique à cela, on le sait bien. Qui
diantre peut aller là-contre? Ce n'est pas qu'il n'y ait quantité de
pères qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que
l'argent qu'ils pourraient donner; qui ne les voudraient point
sacrifier à l'intérêt et chercheraient, plus que toute autre chose, à
mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y
maintient l'honneur, la tranquillité et la joie, et que...
HARPAGON
Sans dot!
VALERE
Il est vrai. Cela ferme la bouche à tout. Sans dot! Le moyende résister à une raison comme celle-là!
HARPAGON, à part, regardant vers le jardin
Ouais! Il me semble que
j'entends un chien qui aboie. N'est-ce point qu'on en voudrait à mon
argent? (A Valère.) Ne bougez, je reviens tout à l'heure. (Il sort.)
ELISE
Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites?
VALERE
C'est pour ne point l'aigrir et pour en venir mieux à bout.
Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout gâter, et il y a
de certains esprits qu'il ne faut prendre qu'en biaisant, des
tempéraments ennemis de toute résistance, des naturels rétifs, que la
vérité fait cabrer, qui toujours se raidissent contre le droit chemin
de la raison, et qu'on ne mène qu'en tournant où l'on veut les
conduire. Faites semblant de consentir à ce qu'il veut, vous en
viendrez mieux à vos fins, et...
ELISE
Mais ce mariage, Valère?
VALERE
On cherchera des biais pour le rompre.
ELISE
Mais quelle invention trouver, s'il se doit conclure ce soir?
VALERE
Il faut demander un délai et feindre quelque maladie.
ELISE
Mais on découvrira la feinte si l'on appelle des médecins.
VALERE
Vous moquez-vous? Y connaissent-ils quelque chose? Allez,
allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous
trouveront des raisons pour vous dire d'où cela vient.
HARPAGON, à part, rentrant
Ce n'est rien, Dieu merci.
VALERE
Enfin notre dernier recours, c'est que la fuite nous peut
mettre à couvert de tout; et, si votre amour, belle Elise, est capabled'une fermeté... (Il aperçoit Harpagon.) Oui, il faut qu'une fille
obéisse à son père. Il ne faut point qu'elle regarde comme un mari est
fait; et, lorsque la grande raison de _sans dot_ s'y rencontre, elle
doit être prête à prendre tout ce qu'on lui donne.
HARPAGON
Bon! Voilà bien parlé, cela.
VALERE
Monsieur, je vous demande pardon, Si je m'emporte un peu et
prends la hardiesse de lui parler comme je fais.
HARPAGON
Comment! J'en suis ravi, et je veux que tu prennes sur
elle un pouvoir absolu. Oui, tu as beau fuir, je lui donne l'autorité
que le ciel me donne sur toi, et j'entends que tu fasses tout ce qu'il
te dira.
VALERE
Après cela, résistez à mes remontrances! Monsieur, je vais la
suivre pour lui continuer les leçons que je lui faisais.
HARPAGON
Oui, tu m obligeras. Certes...
VALERE
Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.
HARPAGON
Cela est vrai. Il faut...
VALERE
Ne vous mettez pas en peine, je crois que j'en viendrai à
bout.
HARPAGON---Fais, fais. Je m'en vais faire un petit tour en ville, et
reviens tout à l'heure.
VALERE
Oui, l'argent est plus précieux que toutes les choses du
monde, et vous devez rendre grâces au ciel de l'honnête homme de père
qu'il vous a donné. Il sait ce que c'est que de vivre. Lorsqu'on
s'offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus
avant. Tout est renfermé là-dedans, et _sans dot_ tient lieu de beauté,
de jeunesse, de naissance, d'honneur, de sagesse et de probité.HARPAGON
Ah! le brave garçon! Voilà parlé comme un oracle. Heureux
qui peut avoir un domestique de la sorte.
Acte II
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Scène I
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CLEANTE, LA FLECHE.
CLEANTE
Ah! traître que tu es, où t'es-tu donc allé fourrer? Ne
t'avais-je pas donné ordre...?
LA FLECHE
Oui, monsieur, et je m'étais rendu ici pour vous attendre
de pied ferme; mais monsieur votre père, le plus malgracieux des
hommes, m'a chassé dehors malgré moi, et j'ai couru le risque d'être
battu.
CLEANTE
Comment va notre affaire? Les choses pressent plus que
jamais, et, depuis que je ne t'ai vu, j'ai découvert que mon père est
mon rival.
LA FLECHE
Votre père amoureux?
CLEANTE
Oui! et j'ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le
trouble où cette nouvelle m'a mis.
LA FLECHE
Lui, se mêler d'aimer? De quoi diable s'avise-t-il? Se
moque-t-il du monde? et l'amour a-t-il été fait pour des gens bâtis
comme lui?
CLEANTE
Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit
venue en tête.
LA FLECHE
Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour
?
CLEANTEPour lui donner moins de soupçon, et me conserver au besoin
des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse
t'a-t-on faite?
LA FLECHE
Ma foi, monsieur, ceux qui empruntent sont bien
malheureux, et il faut essuyer d'étranges choses lorsqu'on en est
réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-mathieux.
CLEANTE
L'affaire ne se fera point?
LA FLECHE
Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu'on nous
a donné, homme agissant et plein de zèle, dit qu'il a fait rage pour
vous, et il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur.
CLEANTE
J'aurai les quinze mille francs que je demande?
LA FLECHE
Oui, mais à quelques petites conditions qu'il faudra que
vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.
CLEANTE
T'a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l'argent?
LA FLECHE
Ah! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte
encore plus de soin à se cacher que vous, et ce sont des mystères bien
plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom,
et l'on doit aujourd'hui l'aboucher avec vous dans une maison
empruntée, pour être instruit par votre bouche de votre bien et de
votre famille; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne
rende les choses faciles.
CLEANTE
Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut
m'ôter le bien.
LA FLECHE
Voici quelques articles qu'il a dictés lui-même à notre
entremetteur, pour vous être montrés avant que de rien faire. "Supposé
que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l'emprunteur soit majeur
et d'une famille où le bien soit ample, solide, assuré, clair et net de
tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant unnotaire, le plus honnête homme qu'il se pourra, et qui pour cet effet
sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l'acte soit
dûment dressé."
CLEANTE
Il n'y a rien à dire à cela.
LA FLECHE
"Le prêteur, pour ne charger Sa conscience d'aucun
scrupule, prétend ne donner son argent qu'au denier dix-huit."
CLEANTE
Au denier dix-huit? Parbleu, voilà qui est honnête! Il n'y
a pas lieu de se plaindre.
LA FLECHE
Cela est vrai. "Mais, comme ledit prêteur n'a pas chez lui
la somme dont il est question, et que pour faire plaisir à l'emprunteur
il est contraint lui-même de l'emprunter d'un autre sur le pied du
denier cinq, il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet
intérêt sans préjudice du reste, attendu que ce n'est que pour
l'obliger que ledit prêteur s'engage à cet emprunt."
CLEANTE
Comment diable! Quel Juif, quel Arabe est-ce là? C'est
plus qu'au denier quatre.
LA FLECHE
Il est vrai, c'est ce que j'ai dit. Vous avez à voir
là-dessus.
CLEANTE
Que veux-tu que je voie? J'ai besoin d'argent, et il faut
bien que je consente à tout.
LA FLECHE
C'est la réponse que j'ai faite.
CLEANTE
Il y a encore quelque chose?
LA FLECHE
Ce n'est plus qu'un petit article. "Des quinze mille
francs qu'on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze
mille livres, et, pour les mille écus restants, il faudra que
l'emprunteur prenne les hardes, nippes et bijoux dont s'ensuit lemémoire, et que ledit prêteur a mis de bonne foi au plus modique prix
qu'il lui a été possible."
CLEANTE
Que veut dire cela?
LA FLECHE
Ecoutez le mémoire. "Premièrement, un lit de quatre pieds,
à bandes de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de
couleur d'olive, avec six chaises, et la courtepointe de même, le tout
bien conditionné et doublé d'un petit taffetas changeant rouge et bleu.
"Plus un pavillon à queue, d'une bonne serge d'Aumale rose sèche, avec
le mollet et les franges de soie."
CLEANTE
Que veut-il que je fasse de cela?
LA FLECHE
Attendez. "Plus une tenture de tapisserie des _Amours de
Gombaut et de Macée_. "Plus une grande table de bois de noyer, à douze
colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie
par le dessous de ses six escabelles."
CLEANTE
Qu'ai-je affaire, morbleu?
LA FLECHE
Donnez-vous patience. "Plus trois gros mousquets tout
garnis de nacre de perle, avec les trois fourchettes assortissantes.
"Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois récipients,
fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller.
CLEANTE
J'enrage!
LA FLECHE
Doucement. "Plus un luth de Bologne garni de toutes ses
cordes, ou peu s'en faut. "Plus un trou-madame et un damier, avec un
jeu de l'oie renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps
lorsque l'on n'a que faire. "Plus une peau d'un lézard de trois pieds
et demi remplie de foin, curiosité agréable pour pendre au plancher
d'une chambre. "Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de
quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus
par la discrétion du prêteur."
CLEANTEQue la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le
bourreau qu'il est! A-t-on jamais parlé d'une usure semblable? et
n'est-il pas content du furieux intérêt qu'il exige, sans vouloir
encore m'obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons
qu'il ramasse? Je n'aurai pas deux cents écus de tout cela; et
cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu'il veut, car il
est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le
poignard sur la gorge.
LA FLECHE
Je vous vois, monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand
chemin justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent
d'avance, achetant cher, vendant à bon marché, et mangeant son blé en
herbe.
CLEANTE
Que veux-tu que j'y fasse? Voilà où les jeunes gens sont
réduits par la maudite avarice des pères; et on s'étonne, après cela,
que les fils souhaitent qu'ils meurent.
LA FLECHE
Il faut avouer que le vôtre animerait contre sa vilanie le
plus posé homme du monde. Je n'ai pas, Dieu merci, les inclinations
fort patibulaires, et, parmi mes confrères que je vois se mêler de
beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du
jeu et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant
soit peu l'échelle, mais, à vous dire vrai, il me donnerait, par ses
procédés, des tentations de le voler, et je croirais, en le volant,
faire une action méritoire.
CLEANTE
Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.
Scène II
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MAITRE SIMON, HARPAGON, CLEANTE, LA FLECHE.
MAITRE SIMON
Oui, monsieur, c'est un jeune homme qui a besoin
d'argent. Ses affaires le pressent d'en trouver, et il en passera par
tout ce que vous en prescrirez.
HARPAGON
Mais croyez-vous, maître Simon, qu'il n'y ait rien à
péricliter, et savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour
qui vous parlez?MAITRE SIMON
Non, je ne puis pas bien vous en instruire à fond, et
ce n'est que par aventure que l'on m'a adressé à lui; mais vous serez
de toutes choses éclairci par lui-même, et son homme m'a assuré que
vous serez content quand vous le connaîtrez. Tout ce que je saurais
vous dire, c'est que sa famille est fort riche, qu'il n'a plus de mère
déjà, et qu'il s'obligera, si vous voulez, que son père mourra avant
qu'il soit huit mois.
HARPAGON
C'est quelque chose que cela. La charité, maître Simon,
nous oblige à faire plaisir aux personnes lorsque nous le pouvons.
MAITRE SIMON
Cela s'entend.
LA FLECHE, bas à Cléante
Que veut dire ceci? Notre maître Simon qui
parle à votre père!
CLEANTE, bas à La Flèche
Lui aurait-on appris qui je suis? et
serais-tu pour nous trahir?
MAITRE SIMON
Ah! ah! vous êtes bien pressés! Qui vous a dit que
c'était céans? (A Harpagon.) Ce n'est pas moi, monsieur, au moins, qui
leur ai découvert votre nom et votre logis. Mais, à mon avis, il n'y a
pas grand mal à cela: ce sont des personnes discrètes, et vous pouvez
ici vous expliquer ensemble.
HARPAGON
Comment?
MAITRE SIMON
Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les
quinze mille livres dont je vous ai parlé.
HARPAGON
Comment! pendard, c'est toi qui t'abandonnes à ces coupables
extrémités?
CLEANTE
Comment! mon père, c'est vous qui vous portez à ces
honteuses actions!(Maître Simon et La Flèche sortent.)
HARPAGON
C'est toi qui te veux ruiner par des emprunts si
condamnables!
CLEANTE
C'est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si
criminelles!
HARPAGON
Oses-tu bien, après cela, paraître devant moi?
CLEANTE
Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde
?
HARPAGON
N'as-tu point de honte, dis-moi, d'en venir à ces
débauches-là, de te précipiter dans des dépenses effroyables et de
faire une honteuse dissipation du bien que tes parents t'ont amassé
avec tant de sueurs?
CLEANTE
Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par
les commerces que vous faites, de sacrifier gloire et réputation au
désir insatiable d'entasser écu sur écu et de renchérir, en fait
d'intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu'aient jamais inventées
les plus célèbres usuriers?
HARPAGON
Ote-toi de mes yeux, coquin, ôte-toi de mes yeux!
CLEANTE
Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un
argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n'a
que faire?
HARPAGON
Retire-toi, te dis-je, et ne m'échauffe pas les oreilles.
(Seul.) Je ne suis pas fâché de cette aventure, et ce m'est un avis de
tenir l'oeil plu