Le théâtre médiéval, le tragique et le comique : réflexions sur la
définition des genres
Élisabeth L ALOU
Université de Rouen
GRHIS
Avant de regarder comment tragique et comique s’articulent, se « lient » dans le
théâtre médiéval, il convient de définir les deux termes proposés par le titre du colloque.
En effet « tragédie » et « comédie » sont des mots étrangers au théâtre médiéval. On
distingue depuis la fin du XIX e siècle un théâtre religieux et un théâtre profane 1 . Le
tragique et le comique sont, il est vrai, d’autres mots. Mais si le comique est bien
présent dans le théâtre médiéval, le tragique demande une explication.
Dans le théâtre profane et comique – tel est le titre du livre de Jean-Claude
Aubailly en 1975 – on distingue d’ordinaire trois grands genres : les farces et les sotties,
mais aussi les moralités 2 .
Farces et sotties sont jouées pour faire rire. Charles Mazouer, dans son Théâtre
français du Moyen Âge 3 , intitule le chapitre concernant ce théâtre « la floraison du
théâtre du rire au XV e siècle ». Mais le mot de « comédie » n’est pas utilisé. Seule La
Farce de maître Pathelin passe parfois pour être la première comédie 4 .
Le théâtre comique ou profane est facile à identifier. Bernadette Rey-Flaud a rédigé
un livre entier dans lequel elle s’interroge sur ce qu’était une farce médiévale : « la farce
ou la machine à rire 5 ». Bernadette Rey-Flaud a essayé d’identifier le ressort du rire
dans les farces. Son souci était aussi de savoir quels textes considérer comme de
véritables farces et d’inclure ou exclure dans le genre à l’aide d’analyses presque
mathématiques tel ou tel texte. On ignore même comment il faut entendre le mot
« farce » (faut-il trouver l’étymologie dans « farcir » ? ou « farcer » ?).
Les sotties comme les monologues ou les sermons joyeux sont plus nettement
satiriques. Les sotties ont été éditées dans la collection des Anciens textes français par
Émile Picot en 1902-1912 6 Il mêle dans ces volumes des textes intitulés « farces » où
jouent des fous ou des sots et d’autres intitulés « sotties ». Marie Bouhaïk a décrypté
1
Jean-Claude Aubailly, Le Théâtre médiéval profane et comique Paris, Larousse, 1975.
Jean-Claude Aubailly, Le monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques de
la fin du Moyen Âge et du début du XVI e siècle, Paris, Honoré Champion, 1976.
3
Charles Mazouer, Le Théâtre français du Moyen Âge, Paris, Sedes, 1998.
4
Michel Rousse, « Pathelin est notre première comédie » dans Mélanges de langue et littérature
médiévales offerts à Pierre Le Gentil, Paris, 1973, p. 753-758.
5
Bernadette Rey-Flaud. La Farce ou la Machine à rire. Théorie d’un genre dramatique (1450-1550).
Genève, Droz, coll. « Publications Romanes et Françaises », 1984.
6
Emile Picot, Recueil général des soties, Paris, 1902-1912. (Société des anciens textes français).
_____________________________________________________________________________________
Tragique et comique liées, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène), actes
du colloque organisé à l’Université de Rouen en avril 2012, publiés par Milagros Torres (É RIAC ) et
Ariane Ferry (C ÉRÉ d I ), avec la collaboration de Sofía Moncó Taracena et Daniel Lecler.
(c) Publications numériques du C ÉRÉ d I , « Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) »,
n° 7, 2012.
22
ÉLISABETH L ALOU
d’ailleurs ce qu’elle appelle la « construction d’un genre 7 ». Les moralités sont à la
frontière entre théâtre « sérieux » et théâtre profane ou comique. Les trois genres
– farces sotties et moralités – ont connu leur plus important développement aux XV e et
e
XVI siècles.
Les moralités proposent au spectateur une explication allégorique du monde et bien
que profanes, elles ne sont pas forcément du ressort du comique. La volonté des
historiens du théâtre a toujours été de cataloguer ces pièces dans des genres, ce qui est
voué à l’échec car les frontières sont mouvantes : c’est même peut-être ce qui définit ces
textes et il n’est pas toujours facile de distinguer entre farce et moralité, farce et sottie
etc. Plus important pour définir ces différents types de théâtre comique est l’expression
« par personnages » qui indique à mon sens la véritable appartenance de ces textes à la
« performance », mot utilisé aujourd’hui pour identifier le théâtre.
Le théâtre comique existe aussi avant le dernier siècle du Moyen Âge. Je ne citerai
que le Jeu de Robin et Marion et le Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle, dit le bossu 8 .
Ce théâtre profane est d’une grande richesse et propose tous les ressorts du comique.
On oppose traditionnellement le théâtre profane au théâtre religieux On parle face
au théâtre profane de théâtre religieux. Nous avons conservé bon nombre de miracles
joués au XVI e siècle dont 40 miracles de la Vierge « mis par personnages » ; des
mystères hagiographiques dont un certain nombre s’est perdu et des mystères de la
Passion dont trois grands auteurs se dégagent – Eustache Mercadé d’Arras, Arnoul
Greban de Paris et Jean Michel dont la Passion fut jouée à Angers. Tous ces textes ne
sont pas des tragédies et le propos n’est pas tragique, le but du mystère étant d’annoncer
la rédemption humaine par la venue du Christ. À l’issue du procès de Paradis, après une
discussion entre les vertus et Dieu sur le devenir de l’homme, la sentence est en effet la
rédemption de l’homme par la Passion du Christ. Cet épisode apparaît et fut joué en
« prologue » des mystères de la Passion.
Le tragique existe pourtant bien. Certains passages reconnaissent le destin tragique
de l’homme pêcheur (ou celui des païens voués à l’enfer). D’autres montrent l’angoisse
des hommes devant la mort et la tristesse qu’ils peuvent ressentir face à la disparition
des leurs.
Le premier texte en français, qui appartient au théâtre religieux, au XII e siècle, le
Jeu d’Adam, représente « par personnages » le péché originel. Dans cet ordo
representationis Ade, la destinée de tous les hommes, – Adam et Ève, chassés du
paradis, Caïn et Abel, leur progéniture – est d’être emportés en Enfer par les diables. Ce
jeu se situe avant l’invention du purgatoire, et même si Jésus Christ est descendu aux
limbes et en a ramené les prophètes et les personnages jadis « au sein d’Abraham », la
rédemption de l’homme pécheur n’est qu’évoquée et la venue du Christ paraît fort
lointaine face aux personnages de diables qui emportent les personnages en Enfer.
On trouve dans ce jeu les premières lamentations du théâtre médiéval, celles
d’Adam :
Allas ! pecchor, que ai jo fait ?
Or sui mort sanz nul retrait.
Senz nul rescus sui jo mort
7
Marie Bouhaïk-Girones « Le recueil général des sotties d’Emile Picot ou la construction d’un genre
dramatique » dans Les pères du théâtre médiéval, Examen critique de la construction d’un savoir
académique, éd. M. Bouhaik-Girones, V. Dominguez, J. Koopmans. Rennes, 2010.
8
Adam de la Halle, Œuvres complètes, éd. Pierre-Yves Badel, Paris, 1995, Le Livre de Poche,
coll. « Lettres gothiques ».3
L E THÉÂTRE MÉDIÉVAL , LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE
Tant est chaite mal ma sort !
Mal m’est changé ma venture :
Mult fu ja bone, or est mult dore.
Hélas ! pêcheur qu’ai-je fait ?
Je suis mort pour avoir forfait.
Sans nul remède je suis mort
Tan je suis déchu de mon sort !
Comme a changé ma destinée,
9
Naguère encore si fortunée .
Ces lamentations sont du ressort du tragique, ou tout au moins elles sont destinées à
émouvoir les spectateurs.
C’est dans ce type de situation qu’il faut chercher le tragique dans les pièces du
théâtre religieux. Le Miracle de Théophile de Rutebeuf 10 – miracle du XIII e siècle dans
lequel le clerc Théophile donne son âme au diable mais est sauvé après s’en être repenti
par l’intervention de la Vierge Marie, et qui peut passer pour un des premiers miracles
de Notre Dame – met en scène Théophile désespéré d’avoir donné son âme au diable. Il
se lamente une première fois avant même d’avoir donné la charte à Satan, puis très
longuement (12 quatrains) plusieurs années après avant de demander l’aide de la
Vierge. Théophile qui est venu voir Salatin « qui parloit au diable quant il voloit » se
lamente :
Ha ! Laz, que porrai devenir ?
Bien me doit li cors dessenir
Quant il m’estuet a ce venir.
Que ferai, las ?
Se je reni saint Nicholas
Et saint Jehan et saint Thomas
Et Nostre Dame,
Que fera ma chetive d’ame
Elle sera arse en la flame
D’Enfer le noir.
La me covendra remanoir.
Ci avra trop hideus manoir,
Ce n’est pas fable. (v. 101-113)
Théophile, malgré la peur atroce qu’il ressent devant le diable, donne la charte.
Plusieurs années se passent avant que Théophile se repente :
Hé ! las, chetis, dolenz, que porrai devenir ?
Terre, comment me pués porter ne soustenir
Quant j’ai Dieu renoié et celui voil tenir
A segnor et a mestre qui toz maus fet venir ? (premier quatrain, v. 384-387)
Ensuite il prie la Vierge, qui refuse d’abord de l’entendre, puis va arracher la charte
au diable et lui piétine la panse du diable.
Les lamentations de la Vierge au pied de la croix appartiennent au même ressort du
tragique. Les lamentations de Notre Dame dans Le mystère de la Passion d’Angers de
9
Le Jeu d’Adam Ordo representiationis Ade, éd. Henri Chamard, Paris, Armand Colin, 1925, v. 315-320.
Le mystère d’Adam (Ordo representacionis Ade) ; éd. Paul Aebischer, Genève, Droz, 1964. Aussi traduit
dans Alfred Jeanroy, Le théâtre religieux en France du onzième siècle au treizième siècle, Paris, E. de
Boccard, 1964. p. 53. Voir aussi Thierry Revol, Représentations du sacré dans les textes dramatiques des
XI e -XIII e siècles, Paris, Honoré Champion, 1999.
10
Le miracle de Théophile Miracle du XIII e siècle de Rutebeuf, éd. Grace Frank, Paris, Honoré
Champion, 1975.4
ÉLISABETH L ALOU
Jean Michel 11 (1486) sont particulièrement bien venues, comme d’ailleurs l’ensemble
de la pièce.
Voici un fragment de ces lamentations 12 .
Nostre Dame
Mere sans consolacion,
Des dolentes la plus piteuse,
O mort dolente et rigoreuse,
Regarde le dueil ou je suis.
Je te reclame et tu me fuys ;
Mort, comme peulx-tu consentir
Mon cuer telle angoisse sentir
Que ne l’abas et desconfis ?
Mon Dieu, mon saulveur et mon filz,
Vecy l’eure de ton trespas.
Helas, he, ne me laisse pas,
Qui pour toy tant gemis et pleure !
Et me souffist que avec toy meure ;
Tout bien auray quant je mourray
Et, quant sans toy cy demourray,
Ce me sera mort plus que dure.
Jesus
O Pater in manus tuas
Commando spiritum meum [...]
Ces deux exemples appartiennent au genre du planctus lié depuis longtemps à la
musique ; or c’est le propre du théâtre médiéval de lier intimement musique et parole.
Ce genre existe depuis longtemps indépendamment du théâtre 13 .
Après ces quelques exemples de théâtre profane et religieux et de la présence du
tragique dans le théâtre religieux, nous pouvons nous tourner vers la problématique de
ce colloque. Quel lien y-a-t-il entre comique et tragique dans ce théâtre ?
Nous avons évoqué le scénario du Miracle de Théophile, pièce profondément
angoissée, et pourtant le comique n’est pas très éloigné : la Vierge piétine la panse du
diable et les mimiques de celui-ci prêtaient peut-être à rire, en même temps que le
public éprouvait du soulagement à voir Théophile – Faust médiéval – sorti des griffes
du diable.
En réalité le théâtre médiéval présente un mélange presque ontologique du tragique
et du comique. Charles Mazouer 14 dit ainsi qu’il faut « se débarrasser de la dichotomie
qui hante notre culture théâtrale depuis la Renaissance, celle du tragique et du comique.
Ces catégories sont grecques ; elles ne sont ni bibliques ni chrétiennes. Ce n’est qu’à
partir de la Renaissance que le théâtre occidental se pensera en opposant à nouveau des
pièces tragiques et des pièces comiques ».
D’abord, le théâtre médiéval mélange sur la scène successivement farces ou
moralités et mystères. Ainsi en 1496 à Seurre, on joua le Mystère de Saint Martin 15 écrit
11
Le mystère de la Passion (Angers, 1486) Jean Michel, éd. Omer Jodogne, Gembloux, Duculot, 1959.
Ibid., p. 416-417, v. 28368-28389.
13
On connaît bien en Normandie le Planctus de Guillaume Longue Épée. Jules Lair, « Complainte sur
l’assassinat de Guillaume Longue Epée, duc de Normandie », dans Bibliothèque de l’École des Chartes,
1870, p. 389-411 et en ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-
6237_1870_num_31_1_446328 ; et Jules Lair Lair, Étude sur la vie et la mort de Guillaume Longue-
Epée, Paris, 1893. Gustave Cohen, « Les éléments constitutifs de quelques planctus des X e et XI e siècles »,
dans Cahiers de civilisation médiévale, t. 1, 1958, p. 83-86.
14
Charles Mazouer, Le théâtre médiéval, Sedes, 1998. p. 18.
15
Le mystère de saint Martin, Andrieu de la Vigne, éd. André Duplat Genève, Droz, 1979.
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L E THÉÂTRE MÉDIÉVAL , LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE
par Andrieu de la Vigne et en son milieu la Moralité de l’Aveugle et du boiteux et la
Farce du meunier. De même au milieu du Mystère de saint Fiacre à 25 personnages
« cy est interposé une farsse 16 » dit le manuscrit. On pourrait multiplier les exemples.
Cette insertion de farces au milieu des mystères a même mené les historiens du
théâtre médiéval à trouver l’origine du mot « farce » dans cette situation particulière : la
« farce » serait la pièce qui « farcirait » le texte « sérieux » du miracle ou mystère
religieux. Il semble que cette hypothèse ne soit pas valide 17 . Il existe en effet des pièces
comiques jouées en dehors de tout texte religieux. Il faut plutôt chercher l’identité de la
farce dans le verbe « farcer » plutôt que farcir. Le verbe « farcer » désigne très tôt le fait
de jouer une pièce destinée à faire rire. Le mot « farceur » se trouve d’ailleurs dans des
textes d’archives, des contrats d’associations de « farceurs » avec le sens de « jouer des
farces 18 ».
Les personnages comiques d’autre part ne sont pas l’apanage du théâtre profane.
Les miracles et les mystères accueillent aux côtés de la Vierge Marie ou du Christ des
personnages comiques. Les personnages de bourreaux (qu’on appelle « tirans » dans les
mystères), de vilains ou de fous, sans compter les diables 19 se multiplient au fil du
temps.
Les diables qui font vacarme et « diablerie » dans la gueule d’enfer sont là pour
amuser le public beaucoup plus que pour donner le frisson.
Ils sont très présents pour la première fois dans le Mystère de la Passion d’Arnoul
Gréban, toute une hiérarchie diabolique soumise à Lucifer. Le passage où Satan
rapporte à Lucifer la naissance du Christ est très amusant. L’histoire est inversée : il n’a
pas réussi à faire commettre un seul péché à Marie.
Voici un fragment traduit dans l’édition de poche de la Passion d’Arnoul
Greban 20 :
S ATAN . – En un mot comme en cent, c’est une sainte. J’ai vu Judith, Esther, Rachel et Lia :
aucune comparaison ; elle les surpasse toutes.
C ERBÈRE . – Ce que tu dis là est plutôt inquiétant pour nous, Satan !
S ATAN . – Et encore je ne vous ai pas dit le plus beau : cette Vierge a eu un enfant et je ne sais ni
quand ni comment elle l’a fait. Ce dont je suis sur c’est qu’elle n’a connu aucun homme ; et
pourtant elle a accouché d’un garçon ; et pour notre malheur, car le bruit court que c’est lui le
Christ qui doit venir racheter le genre humain.
Le diable reste présent dans le Mystère de la Passion de Jean Michel (1486) : Satan
est même au pied de la croix et parle le premier juste après la mort du Christ..
J ESUS . – O Pater in manus tuas (v. 28 388)
Commando spiritum meum [...]
Ycy se fera tremblement de terre et le voile du temple se rompt par le milieu, et plusieurs morts
tous ensevelis sortiront hors de terre de plusieurs lieux et yront deça et dela.
S ATHAN . – près de la croix
16
Louis Petit de Julleville, Les mystères, Paris, 1889, t. 2, p. 511, p. 540.
Bernadette Rey-Flaud, op. cit. p. 170.
18
Marie Bouhaik et Katel Lavéant, « S’associer pour jouer » dans Le jeu et l’accessoire. Mélanges en
l’honneur de Michel Rousse, Rennes, 2012, p. 301-318. Aussi Marie Bouhaïk, « Faire l’histoire de
l’acteur » dans Médiévales, Théâtres français du Moyen Âge. Textes, images et performances, 59, 2010,
p. 107-125.
19
Élyse Dupras, Diables et saints Rôle des diables dans les mystères hagiographiques français, Genève,
Droz, 2006.
20
Le mystère de la Passion, Arnoul Greban, trad. Micheline de Combarieu Du Grès, Jean Subrenat, Paris,
1987 (Folio), p. 146-147 ; Le Mystère de la Passion d’Arnoul Greban, éd. Omer Jodogne, Bruxelles,
Palais des Académies, 1965, v. 7317-7338, p. 100.
176
ÉLISABETH L ALOU
Haro, haro, je brays en vain ! (v. 28 396)
Dyables infernaulx enragés,
Vengez mon dueil, vengés, vengés
vengez mon malheur desconfit !
Haro, je suis si tres despit
Que je creve de malle raige !
Haro, tous les dyables, j’enrage !
Ce Jesus qui est mort, en somme,
C’est Dieu qui c’est voulu faire homme,
C’est le filz de Dieu triumphant :
Je le congnoys bien maintenant
Jamais ne l’avoye au vray sceu. (v. 28 407)
Les diables se caractérisent par leur mode de parole. Ils crient : en effet depuis la
chute de Lucifer, ils sont condamnés à ne s’exprimer qu’en criant. Et ce mot « haro »
qui a un sens très particulier en Normandie avec la clameur de haro, est aussi le cri-
lamentation qui les caractérise. « Haro j’enrage » est la parole des diables 21 .
Dans le Mystère de saint Martin, une didascalie indique : « Icy sortent les deables
de leurs secretz, l’un cy, l’autre la, avecques feu et fouldre orrible, crians et braillans
comme il appartient 22 ».
La présence des diables génère une opposition fondamentale entre musique païenne
et diabolique et musique chrétienne et divine qui est mélodieuse 23 Les grossièretés, les
insultes, les imprécations parodiques forment une fantaisie verbale qui est en soi du
comique.
Les recherches poétiques même appartiennent au comique. Ainsi dans le Mystère
de saint Martin d’Andrieu de la Vigne, le diable Berith dit une balade de chant royal
dont tous les vers se terminent par -c et -ac. dont voici un exemple (v. 55-96) :
B ERITH . – Prince dampné, scrupuleux coac
Germa maudit, corps d’infernal eschac,
insaciable cornu, tigre estopic,
bec jaulne infect, temeraire ypodrac,
fol enraigé, qu’as-tu mengé ? Poac ! poac !
que te fault-il, paillart, puant aspic ?
et dans le Mystère de saint Didier 24 , la parole satirique du diable (avec des finales en
« -bre ») est comprise comme un jargon par le personnage du fou lui-même, qui
pourtant s’exprime lui-même dans une langue qui fait rire.
L UCIFER . – Holà ! dyables il convient
Le bouter en quelques ténèbres,
Et puis ainsin qu’il appartient
Tormentez luy teste et cérèbre,
Corps, face et palpèbre,
Boultez ou latèbre,
De nostre délubre,
Puis qu’on le térèbre
Par force illecèbre,
Turbide et lucubre
L E F OL . – Qu’esse que Lucifer célèbre ?
21
La clameur de haro permet à tout plaignant en Normandie de demander oralement réparation. Voir
Michel de Bouard, Guillaume le conquérant, Paris, 1984. p. 438.
22
Mystère de saint Martin, 1496, éd. André Duplat, Genève, Droz, 1979, Vers 54-55 cités par Élyse
Dupras, Diables et saints Rôle..., op. cit, p. 75.
23
Darwin Smith, Le jeu saint Loys, thèse Paris III, sous dir. Jean Dufournet, 1986 ; cité par Élyse Dupras,
Diables et saints Rôle..., op. cit, p. 76.
24
Mystère de saint Didier, éd. J. Carnandet, Paris, 1855, p. 431 cité par Élyse Dupras, Diables et saints
Rôle..., op. cit, p. 98.7
L E THÉÂTRE MÉDIÉVAL , LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE
Je n’entend point ce fort latin,
C’est alement ou bedouyn,
Selon ce que je puis entendre.
Les personnages de fous – le fol – se trouvent aussi dans les mystères. Le Christ en
effet a guéri plusieurs « démoniaques » –pouvoir qui est encore dévolu ensuite aux
clercs exorcistes – et le personnage du fou, du « desvé » a été fort utilisé pour faire rire
mais aussi pour assener quelques vérités et participer à la satire. C’est le rôle des sots
dans les sotties, c’est déjà celui du Desvé mais aussi de Wallet dans Le Jeu de la
feuillée 25 . Ces deux personnages représentent l’un le desvé, un fou qu’on pourrait dire
tragique – un enfant malade qui a perdu l’esprit– et l’autre un sot, personnage
résolument comique.
L’une de ses tirades le dit bien d’ailleurs :
Saint Acaire, merde de Dieu,
Donne moi beaucoup de purée de pois ;
Car je suis, pour sûr, un sot avéré
Et je suis bien content de te voir.
Et je t’apporte, je crois bien
Mon neveu, un bon fromage gras.
N’attends pas pour le manger. (v. 344-350)
Ces deux personnages montrent aussi que le théâtre comique peut lui aussi délivrer
un message ambivalent sur l’âme ou la destinée humaine 26 .
Le rôle du fou est souvent du ressort de l’improvisation. Nous en avons la preuve
dans le manuscrit du mystère de saint Vincent, dans lequel le rôle est resté en blanc –
l’acteur ayant peut-être oublié de rapporter son roulet ou ayant improvisé.
Le comique de langue est lui aussi présent très tôt, mêlé au théâtre religieux, à la
performance d’un théâtre a priori « sérieux ».
Dans le jeu de saint Nicolas de Jean Bodel 27 , le dieu Tervagans s’exclame :
T ERVAGANS . – Palas aron ozinomas
Baske bano tudan donas
Geheamel cla orlaÿ
Berec he panteras taÿ
L I PREUDOM (qui n’y comprend rien). – Rois, que voloit-il ore dire ?
Le roi lui explique :
Preudom il muert de duel et d’ire
De ce c’à Dieu me sui turkiés. (v. 1511-1518)
On observe une même utilisation d’un langage spécifique au diable comme aux
dieux païens dans le miracle de Théophile 28 , lorsque Salatin invoque le diable :
Salatin. – Bagahi laca bachabé
Lamac cahi achabahé
Karrelyos
Lamac lamec bachalyos
Cabahagi sabalyos
Baryolas
Lagozatha cabyolas
Samahac et famyolas
25
Le Jeu de la feuillée, dans Adam de la Halle, Œuvres complètes, éd. Pierre-Yves Badel. Paris, Le livre
de Poche, coll. « Lettres gothiques », 1995.
26
Sur ce sujet, voir Edelgard E. Dubruck, « Le fonds sérieux de la farce médiévale : une dimension
insoupçonnée », dans « Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble ». Hommage à Jean Dufournet.
Littérature, Histoire et Langue du Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 1993, t. 1, p. 469-467.
27
Le Jeu de saint Nicolas de Jehan Bodel, éd. Jean Dufournet, Garnier Flammarion, 2005.
28
Le Miracle de Théophile, op. cit., v. 160-168.8
ÉLISABETH L ALOU
Harrahya
Le jargon comme ces langues incompréhensibles ont été illustrées par la farce de
maître Pathelin dans laquelle les jargons breton, franglais, limousin ou normand
permettent à Pathelin d’échapper au drapier. Le jargon franco-anglais est une des
grandes réussites du jeu saint Loys 29 , édité par Darwin Smith, dans lequel les Anglais ne
savent plus parler français à la grande joie des spectateurs. Ces passages en jargon sont
le signe du mélange du sérieux et du rire, et dans les discours du fou, le signe d’un lien
avec un autre monde mystérieux.
C’est au jargon qu’ont été condamnés les hommes après la chute de la tour de
Babel. L’épisode est représenté dans le Mystère du Viel Testament 30 . Alors que les
charpentiers préparent « du plomb pour la couverture » de la tour, ils parlent dans une
langue incompréhensible :
G ASTE B OY . – Oriolla gallaricy
Breth gathahat mirlidonnet
Juidamag alacro brouet
Mildafaronel adaté
N EMBROTH . – Vella nostre ouvraige gasté
C ASSE T UILLEAU . – Quanta queso a lamyta
La seigneurie la polita
Volle dare le coupe toue ?
C HANAAM . – Qu’esse cy ? Faut-il qu’on se joue
De nous ? Mais d’où vient cest erreur ?
C UL E SVENTÉ . – Bianath, acaste folleur
Huidebref abastenyent
C HUS . – Bref je ne scay d’où cecy vient ;
Jamais ne vis tel fantasie
P ILLE M ORTIER . – Rotaplaste a la casie
Emy maleth a lacastot
J ETRAN . – Nous perdons icy temps, Nembroth
Car nous pouvons assez cognoistre
Que Dieu ne nous veult point permettre
Que ceste tour parachevons.
Dans ce registre, le comique est présent dès l’origine, dès les drames liturgiques 31 .
Dans un Jeu des rois du XII e siècle 32 , les rois mages parlent « en leur langue » et Hérode
qui parle latin, n’y comprend rien. C’est la première occurrence il me semble de ce
jargon qui farcit les textes les plus sérieux, à défaut d’être tragiques.
H ÉRODES . – Quid vis edissere nobis ?
Quem osculetur Herodes, faciendo eum sedere in dextera parte sui.
Alter[le second roi mage] in dextera Herodi dicat :
29
Darwin Smith, Jeu saint Loys, thèse citée plus haut. Darwin Smith, Maistre Pierre Pathelin. Le miroir
d’orgueil, Tarabuste, 2002 ; et Darwin Smith « Le jargon franco-anglais de Maître Pathelin », Journal des
savants, 1989, p. 259-276 et en ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-
8103_1989_num_3_1_1529
30
Le mistere du Viel testament, éd. Le baron James de Rothschild, Paris, 1878 (Société des anciens textes
français). t. 1, p. 271-272.
31
É. Lalou « Les textes en jargon franco-anglais du XII e au XV e siècle », La France anglaise, Actes du
111e congrès des sociétés savantes, Poitiers, 1986, Paris, 1987, p. 543-562.
32
Karl Young, The drama of the medieval church, Oxford, 1933, vol. 2, p. 70. Voir le recueil d’articles en
ligne sur le site du Lamop (http://lamop.univ-paris1.fr/)Le Théâtre de l’Église ( XII e - XVI e siècle), Paris,
Lamop, 2011. Ce volume contient les articles de Marie Bouhaïk-Gironès, « Le théâtre de l’Église ( XII e -
e
XVI siècle) » ; Jelle Koopmans, « Le théâtre dans l’Église : mythes et réalités » ; Simon Gabay, « Le
statut juridique de l’acteur en droit canon au Moyen Âge » ; Rose-Marie Ferré, « Émile Mâle, l’art et le
théâtre au Moyen Âge : jalons et résonances » ; Fabienne Joubert, « Les tableaux vivants et l’Église » ;
Daniel Russo, « Prolongements ».9
L E THÉÂTRE MÉDIÉVAL , LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE
Ase ai ase elo allo crazai nubera satai lomedech amos ebraisim loasetiedet inbedo addoro otiso
bedoranso I et o iomo bello o illa et cum marmoysen aharon et cum cizarene ravidete qui adonay
moy
Hunc osculando jubeat Herodes sedere juxta priorem.
Tercius [le troisième roi mage] in sinistra Herodi dicat :
O some tholica lama ha osome tholica lama ma chenapi ha thomena
De quo Herodes faciat ut de prioribus, quibus
Herodes dicat :
Regem quem queritis, natum esse quo signo didicistis ?
Magi econtra :
Illum natum esse didicimus in oriente stella monstrante [puis ils montrent l’étoile à Hérode et
annoncent apporter l’or, l’encens et la myrrhe].
Le comique – provoqué ici par le jargon et peut-être les gestes mal connus des
acteurs – est donc lié au texte religieux dès les premières occurrences connues. Ce qui
apparaît là dans les drames liturgiques, c’est le jeu, la performance qui introduit le rire
au sein du plus sacré : le personnage de Jésus Christ nouveau né. Dans un autre drame
liturgique de la même époque – à Rouen – le personnage de Balaam et son ânesse est
déjà du théâtre comique joué pareillement dans l’église lors du drame de la Nativité. Un
ange invisible barre la route de l’ânesse qui parle avec son maître.
Le comique pourrait bien au Moyen Âge être fondateur du jeu théâtral au sein
même du théâtre religieux, ce qui pose la question de la place du rire 33 dans l’église et
face au texte des Évangiles.
Cette question même a été posée en 1989 par Jacques Le Goff, dans un article
fondateur intitulé « Rire au Moyen Âge » repris en 1997 dans les Annales sous le titre
« Une enquête sur le rire ». Piroska Nagy, dans Le don des larmes au Moyen Âge, a
souligné combien le christianisme a voulu constituer un système « rire/pleurer ;
rire/larmes » et, selon la formule de Jacques Le Goff, « limiter le rire et les larmes à
l’horizon du péché et du salut 34 ».
Il n’est donc pas étonnant de constater le lien indissoluble entre théâtre comique et
théâtre religieux. Indissoluble peut-être pas. En effet « dans la chrétienté médiévale, on
a ri et pleuré en dehors de ces fondements et de ces perspectives 35 ».
Nous l’avons constaté pour le champ théâtral avec les farces ou les sotties. La satire
existe depuis fort longtemps. Dans le Jeu de Robin et Marion 36 , on rit en chantant. Le
roi rit aussi en regardant le Dit des quatre offices d’Eustache Deschamps 37 , qui est une
satire de la domesticité de la cour, gagnée par le Carnaval et l’inversion déjà présents
dans le roman de Fauvel. Le Panetier, l’Echançon, le Saucier et le Cuisinier rivalisent
pour s’imposer à la première place.
33
Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge » dans Cahiers du Centre de Recherches Historiques. 3, 1989,
p. 1-14 (rééd. dans Un autre Moyen Âge, Paris, 1999, p. 1343-1356 et en ligne sur revue.org :
http://ccrh.revues.org/2918) et « Une enquête sur le rire », Annales, Histoire, Sciences sociales, 1997, vol.
52, n° 3, p. 449-455 et en ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-
2649_1997_num_52_3_279579). Voir aussi Andrea Marculescu, « Ridere and Deridere : the pratice of
laughter in the Parisian Sotties » et notamment sa bibliographie sur le rire.
34
Jacques Le Goff, « Enquête sur le rire », art. cit., p. 450. Voir aussi Piroska Nagy, Le don des larmes au
Moyen Âge. Un instrument en quête d’institution ( V e - XIII e siècle). Paris, Albin Michel, 2000.
35
Jacques Le Goff, « Enquête sur le rire », art. cit., p. 450. On pense aussi au Nom de la rose d’Umberto
Eco et à Aristote « Le rire est le propre de l’homme ».
36
Adam de la Halle, Œuvres complètes, éd. Pierre-Yves Badel, Paris, 1995 (Lettres gothiques).
37
É. Lalou, « Réflexions sur cérémonie, cérémonial et jeu », in J.-P. Bordier (éd.), Le jeu théâtral, ses
marges, ses frontières, actes de la deuxième rencontre sur l’ancien théâtre européen de 1997, Champion,
1999, p. 115-125. Œuvres complètes Eustache Deschamps, Paris, t. 7, 1891, MCCCLX, p. 175. (Société
des anciens textes français). (en ligne sur Gallica).10
ÉLISABETH L ALOU
Il existe donc un rire indépendant du religieux, peu commun peut-être si l’on pense
que le Carnaval et ses rites d’inversion sont bien inclus dans l’année liturgique. Mais ce
rire existe bien.
Si l’on regarde les textes de théâtre qui nous sont parvenus, le rire apparaît avec le
jeu, dès les drames liturgiques où s’opère le mélange entre comique et théâtre sérieux.
Quand la censure vient à bout du théâtre « religieux », au XVI e siècle, en interdisant les
mystères comme les sotties des basochiens, c’est du rire dont elle veut se débarrasser ;
et c’est alors que s’opère la scission entre comédie et tragédie. L’apparition de la
comédie au XVI e siècle comme d’ailleurs celle de la tragédie serait donc la mise au pas
du rire.
La dernière parole peut rester au Jeu de Saint Nicolas de Jean Bodel dont les
derniers vers prononcés par le sénéchal sont 38 :
L E SÉNÉCHAL . – Tervagan, du ris et du pleur/
que feïstes, par vo doleur/
verrés par tans le prophesie.
38
Traduction : « Tervagan, du rire et des pleurs / Que vous avez manifestés, vous verrez / Bientôt, par
votre douleur, le caractère prophétique », Le Jeu de saint Nicolas, Jehan Bodel éd. Jean Dufournet, Paris,
2005. (v. 1522-1527).
traducción
définition des genres
Élisabeth L ALOU
Université de Rouen
GRHIS
Avant de regarder comment tragique et comique s’articulent, se « lient » dans le
théâtre médiéval, il convient de définir les deux termes proposés par le titre du colloque.
En effet « tragédie » et « comédie » sont des mots étrangers au théâtre médiéval. On
distingue depuis la fin du XIX e siècle un théâtre religieux et un théâtre profane 1 . Le
tragique et le comique sont, il est vrai, d’autres mots. Mais si le comique est bien
présent dans le théâtre médiéval, le tragique demande une explication.
Dans le théâtre profane et comique – tel est le titre du livre de Jean-Claude
Aubailly en 1975 – on distingue d’ordinaire trois grands genres : les farces et les sotties,
mais aussi les moralités 2 .
Farces et sotties sont jouées pour faire rire. Charles Mazouer, dans son Théâtre
français du Moyen Âge 3 , intitule le chapitre concernant ce théâtre « la floraison du
théâtre du rire au XV e siècle ». Mais le mot de « comédie » n’est pas utilisé. Seule La
Farce de maître Pathelin passe parfois pour être la première comédie 4 .
Le théâtre comique ou profane est facile à identifier. Bernadette Rey-Flaud a rédigé
un livre entier dans lequel elle s’interroge sur ce qu’était une farce médiévale : « la farce
ou la machine à rire 5 ». Bernadette Rey-Flaud a essayé d’identifier le ressort du rire
dans les farces. Son souci était aussi de savoir quels textes considérer comme de
véritables farces et d’inclure ou exclure dans le genre à l’aide d’analyses presque
mathématiques tel ou tel texte. On ignore même comment il faut entendre le mot
« farce » (faut-il trouver l’étymologie dans « farcir » ? ou « farcer » ?).
Les sotties comme les monologues ou les sermons joyeux sont plus nettement
satiriques. Les sotties ont été éditées dans la collection des Anciens textes français par
Émile Picot en 1902-1912 6 Il mêle dans ces volumes des textes intitulés « farces » où
jouent des fous ou des sots et d’autres intitulés « sotties ». Marie Bouhaïk a décrypté
1
Jean-Claude Aubailly, Le Théâtre médiéval profane et comique Paris, Larousse, 1975.
Jean-Claude Aubailly, Le monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques de
la fin du Moyen Âge et du début du XVI e siècle, Paris, Honoré Champion, 1976.
3
Charles Mazouer, Le Théâtre français du Moyen Âge, Paris, Sedes, 1998.
4
Michel Rousse, « Pathelin est notre première comédie » dans Mélanges de langue et littérature
médiévales offerts à Pierre Le Gentil, Paris, 1973, p. 753-758.
5
Bernadette Rey-Flaud. La Farce ou la Machine à rire. Théorie d’un genre dramatique (1450-1550).
Genève, Droz, coll. « Publications Romanes et Françaises », 1984.
6
Emile Picot, Recueil général des soties, Paris, 1902-1912. (Société des anciens textes français).
_____________________________________________________________________________________
Tragique et comique liées, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène), actes
du colloque organisé à l’Université de Rouen en avril 2012, publiés par Milagros Torres (É RIAC ) et
Ariane Ferry (C ÉRÉ d I ), avec la collaboration de Sofía Moncó Taracena et Daniel Lecler.
(c) Publications numériques du C ÉRÉ d I , « Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) »,
n° 7, 2012.
22
ÉLISABETH L ALOU
d’ailleurs ce qu’elle appelle la « construction d’un genre 7 ». Les moralités sont à la
frontière entre théâtre « sérieux » et théâtre profane ou comique. Les trois genres
– farces sotties et moralités – ont connu leur plus important développement aux XV e et
e
XVI siècles.
Les moralités proposent au spectateur une explication allégorique du monde et bien
que profanes, elles ne sont pas forcément du ressort du comique. La volonté des
historiens du théâtre a toujours été de cataloguer ces pièces dans des genres, ce qui est
voué à l’échec car les frontières sont mouvantes : c’est même peut-être ce qui définit ces
textes et il n’est pas toujours facile de distinguer entre farce et moralité, farce et sottie
etc. Plus important pour définir ces différents types de théâtre comique est l’expression
« par personnages » qui indique à mon sens la véritable appartenance de ces textes à la
« performance », mot utilisé aujourd’hui pour identifier le théâtre.
Le théâtre comique existe aussi avant le dernier siècle du Moyen Âge. Je ne citerai
que le Jeu de Robin et Marion et le Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle, dit le bossu 8 .
Ce théâtre profane est d’une grande richesse et propose tous les ressorts du comique.
On oppose traditionnellement le théâtre profane au théâtre religieux On parle face
au théâtre profane de théâtre religieux. Nous avons conservé bon nombre de miracles
joués au XVI e siècle dont 40 miracles de la Vierge « mis par personnages » ; des
mystères hagiographiques dont un certain nombre s’est perdu et des mystères de la
Passion dont trois grands auteurs se dégagent – Eustache Mercadé d’Arras, Arnoul
Greban de Paris et Jean Michel dont la Passion fut jouée à Angers. Tous ces textes ne
sont pas des tragédies et le propos n’est pas tragique, le but du mystère étant d’annoncer
la rédemption humaine par la venue du Christ. À l’issue du procès de Paradis, après une
discussion entre les vertus et Dieu sur le devenir de l’homme, la sentence est en effet la
rédemption de l’homme par la Passion du Christ. Cet épisode apparaît et fut joué en
« prologue » des mystères de la Passion.
Le tragique existe pourtant bien. Certains passages reconnaissent le destin tragique
de l’homme pêcheur (ou celui des païens voués à l’enfer). D’autres montrent l’angoisse
des hommes devant la mort et la tristesse qu’ils peuvent ressentir face à la disparition
des leurs.
Le premier texte en français, qui appartient au théâtre religieux, au XII e siècle, le
Jeu d’Adam, représente « par personnages » le péché originel. Dans cet ordo
representationis Ade, la destinée de tous les hommes, – Adam et Ève, chassés du
paradis, Caïn et Abel, leur progéniture – est d’être emportés en Enfer par les diables. Ce
jeu se situe avant l’invention du purgatoire, et même si Jésus Christ est descendu aux
limbes et en a ramené les prophètes et les personnages jadis « au sein d’Abraham », la
rédemption de l’homme pécheur n’est qu’évoquée et la venue du Christ paraît fort
lointaine face aux personnages de diables qui emportent les personnages en Enfer.
On trouve dans ce jeu les premières lamentations du théâtre médiéval, celles
d’Adam :
Allas ! pecchor, que ai jo fait ?
Or sui mort sanz nul retrait.
Senz nul rescus sui jo mort
7
Marie Bouhaïk-Girones « Le recueil général des sotties d’Emile Picot ou la construction d’un genre
dramatique » dans Les pères du théâtre médiéval, Examen critique de la construction d’un savoir
académique, éd. M. Bouhaik-Girones, V. Dominguez, J. Koopmans. Rennes, 2010.
8
Adam de la Halle, Œuvres complètes, éd. Pierre-Yves Badel, Paris, 1995, Le Livre de Poche,
coll. « Lettres gothiques ».3
L E THÉÂTRE MÉDIÉVAL , LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE
Tant est chaite mal ma sort !
Mal m’est changé ma venture :
Mult fu ja bone, or est mult dore.
Hélas ! pêcheur qu’ai-je fait ?
Je suis mort pour avoir forfait.
Sans nul remède je suis mort
Tan je suis déchu de mon sort !
Comme a changé ma destinée,
9
Naguère encore si fortunée .
Ces lamentations sont du ressort du tragique, ou tout au moins elles sont destinées à
émouvoir les spectateurs.
C’est dans ce type de situation qu’il faut chercher le tragique dans les pièces du
théâtre religieux. Le Miracle de Théophile de Rutebeuf 10 – miracle du XIII e siècle dans
lequel le clerc Théophile donne son âme au diable mais est sauvé après s’en être repenti
par l’intervention de la Vierge Marie, et qui peut passer pour un des premiers miracles
de Notre Dame – met en scène Théophile désespéré d’avoir donné son âme au diable. Il
se lamente une première fois avant même d’avoir donné la charte à Satan, puis très
longuement (12 quatrains) plusieurs années après avant de demander l’aide de la
Vierge. Théophile qui est venu voir Salatin « qui parloit au diable quant il voloit » se
lamente :
Ha ! Laz, que porrai devenir ?
Bien me doit li cors dessenir
Quant il m’estuet a ce venir.
Que ferai, las ?
Se je reni saint Nicholas
Et saint Jehan et saint Thomas
Et Nostre Dame,
Que fera ma chetive d’ame
Elle sera arse en la flame
D’Enfer le noir.
La me covendra remanoir.
Ci avra trop hideus manoir,
Ce n’est pas fable. (v. 101-113)
Théophile, malgré la peur atroce qu’il ressent devant le diable, donne la charte.
Plusieurs années se passent avant que Théophile se repente :
Hé ! las, chetis, dolenz, que porrai devenir ?
Terre, comment me pués porter ne soustenir
Quant j’ai Dieu renoié et celui voil tenir
A segnor et a mestre qui toz maus fet venir ? (premier quatrain, v. 384-387)
Ensuite il prie la Vierge, qui refuse d’abord de l’entendre, puis va arracher la charte
au diable et lui piétine la panse du diable.
Les lamentations de la Vierge au pied de la croix appartiennent au même ressort du
tragique. Les lamentations de Notre Dame dans Le mystère de la Passion d’Angers de
9
Le Jeu d’Adam Ordo representiationis Ade, éd. Henri Chamard, Paris, Armand Colin, 1925, v. 315-320.
Le mystère d’Adam (Ordo representacionis Ade) ; éd. Paul Aebischer, Genève, Droz, 1964. Aussi traduit
dans Alfred Jeanroy, Le théâtre religieux en France du onzième siècle au treizième siècle, Paris, E. de
Boccard, 1964. p. 53. Voir aussi Thierry Revol, Représentations du sacré dans les textes dramatiques des
XI e -XIII e siècles, Paris, Honoré Champion, 1999.
10
Le miracle de Théophile Miracle du XIII e siècle de Rutebeuf, éd. Grace Frank, Paris, Honoré
Champion, 1975.4
ÉLISABETH L ALOU
Jean Michel 11 (1486) sont particulièrement bien venues, comme d’ailleurs l’ensemble
de la pièce.
Voici un fragment de ces lamentations 12 .
Nostre Dame
Mere sans consolacion,
Des dolentes la plus piteuse,
O mort dolente et rigoreuse,
Regarde le dueil ou je suis.
Je te reclame et tu me fuys ;
Mort, comme peulx-tu consentir
Mon cuer telle angoisse sentir
Que ne l’abas et desconfis ?
Mon Dieu, mon saulveur et mon filz,
Vecy l’eure de ton trespas.
Helas, he, ne me laisse pas,
Qui pour toy tant gemis et pleure !
Et me souffist que avec toy meure ;
Tout bien auray quant je mourray
Et, quant sans toy cy demourray,
Ce me sera mort plus que dure.
Jesus
O Pater in manus tuas
Commando spiritum meum [...]
Ces deux exemples appartiennent au genre du planctus lié depuis longtemps à la
musique ; or c’est le propre du théâtre médiéval de lier intimement musique et parole.
Ce genre existe depuis longtemps indépendamment du théâtre 13 .
Après ces quelques exemples de théâtre profane et religieux et de la présence du
tragique dans le théâtre religieux, nous pouvons nous tourner vers la problématique de
ce colloque. Quel lien y-a-t-il entre comique et tragique dans ce théâtre ?
Nous avons évoqué le scénario du Miracle de Théophile, pièce profondément
angoissée, et pourtant le comique n’est pas très éloigné : la Vierge piétine la panse du
diable et les mimiques de celui-ci prêtaient peut-être à rire, en même temps que le
public éprouvait du soulagement à voir Théophile – Faust médiéval – sorti des griffes
du diable.
En réalité le théâtre médiéval présente un mélange presque ontologique du tragique
et du comique. Charles Mazouer 14 dit ainsi qu’il faut « se débarrasser de la dichotomie
qui hante notre culture théâtrale depuis la Renaissance, celle du tragique et du comique.
Ces catégories sont grecques ; elles ne sont ni bibliques ni chrétiennes. Ce n’est qu’à
partir de la Renaissance que le théâtre occidental se pensera en opposant à nouveau des
pièces tragiques et des pièces comiques ».
D’abord, le théâtre médiéval mélange sur la scène successivement farces ou
moralités et mystères. Ainsi en 1496 à Seurre, on joua le Mystère de Saint Martin 15 écrit
11
Le mystère de la Passion (Angers, 1486) Jean Michel, éd. Omer Jodogne, Gembloux, Duculot, 1959.
Ibid., p. 416-417, v. 28368-28389.
13
On connaît bien en Normandie le Planctus de Guillaume Longue Épée. Jules Lair, « Complainte sur
l’assassinat de Guillaume Longue Epée, duc de Normandie », dans Bibliothèque de l’École des Chartes,
1870, p. 389-411 et en ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-
6237_1870_num_31_1_446328 ; et Jules Lair Lair, Étude sur la vie et la mort de Guillaume Longue-
Epée, Paris, 1893. Gustave Cohen, « Les éléments constitutifs de quelques planctus des X e et XI e siècles »,
dans Cahiers de civilisation médiévale, t. 1, 1958, p. 83-86.
14
Charles Mazouer, Le théâtre médiéval, Sedes, 1998. p. 18.
15
Le mystère de saint Martin, Andrieu de la Vigne, éd. André Duplat Genève, Droz, 1979.
125
L E THÉÂTRE MÉDIÉVAL , LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE
par Andrieu de la Vigne et en son milieu la Moralité de l’Aveugle et du boiteux et la
Farce du meunier. De même au milieu du Mystère de saint Fiacre à 25 personnages
« cy est interposé une farsse 16 » dit le manuscrit. On pourrait multiplier les exemples.
Cette insertion de farces au milieu des mystères a même mené les historiens du
théâtre médiéval à trouver l’origine du mot « farce » dans cette situation particulière : la
« farce » serait la pièce qui « farcirait » le texte « sérieux » du miracle ou mystère
religieux. Il semble que cette hypothèse ne soit pas valide 17 . Il existe en effet des pièces
comiques jouées en dehors de tout texte religieux. Il faut plutôt chercher l’identité de la
farce dans le verbe « farcer » plutôt que farcir. Le verbe « farcer » désigne très tôt le fait
de jouer une pièce destinée à faire rire. Le mot « farceur » se trouve d’ailleurs dans des
textes d’archives, des contrats d’associations de « farceurs » avec le sens de « jouer des
farces 18 ».
Les personnages comiques d’autre part ne sont pas l’apanage du théâtre profane.
Les miracles et les mystères accueillent aux côtés de la Vierge Marie ou du Christ des
personnages comiques. Les personnages de bourreaux (qu’on appelle « tirans » dans les
mystères), de vilains ou de fous, sans compter les diables 19 se multiplient au fil du
temps.
Les diables qui font vacarme et « diablerie » dans la gueule d’enfer sont là pour
amuser le public beaucoup plus que pour donner le frisson.
Ils sont très présents pour la première fois dans le Mystère de la Passion d’Arnoul
Gréban, toute une hiérarchie diabolique soumise à Lucifer. Le passage où Satan
rapporte à Lucifer la naissance du Christ est très amusant. L’histoire est inversée : il n’a
pas réussi à faire commettre un seul péché à Marie.
Voici un fragment traduit dans l’édition de poche de la Passion d’Arnoul
Greban 20 :
S ATAN . – En un mot comme en cent, c’est une sainte. J’ai vu Judith, Esther, Rachel et Lia :
aucune comparaison ; elle les surpasse toutes.
C ERBÈRE . – Ce que tu dis là est plutôt inquiétant pour nous, Satan !
S ATAN . – Et encore je ne vous ai pas dit le plus beau : cette Vierge a eu un enfant et je ne sais ni
quand ni comment elle l’a fait. Ce dont je suis sur c’est qu’elle n’a connu aucun homme ; et
pourtant elle a accouché d’un garçon ; et pour notre malheur, car le bruit court que c’est lui le
Christ qui doit venir racheter le genre humain.
Le diable reste présent dans le Mystère de la Passion de Jean Michel (1486) : Satan
est même au pied de la croix et parle le premier juste après la mort du Christ..
J ESUS . – O Pater in manus tuas (v. 28 388)
Commando spiritum meum [...]
Ycy se fera tremblement de terre et le voile du temple se rompt par le milieu, et plusieurs morts
tous ensevelis sortiront hors de terre de plusieurs lieux et yront deça et dela.
S ATHAN . – près de la croix
16
Louis Petit de Julleville, Les mystères, Paris, 1889, t. 2, p. 511, p. 540.
Bernadette Rey-Flaud, op. cit. p. 170.
18
Marie Bouhaik et Katel Lavéant, « S’associer pour jouer » dans Le jeu et l’accessoire. Mélanges en
l’honneur de Michel Rousse, Rennes, 2012, p. 301-318. Aussi Marie Bouhaïk, « Faire l’histoire de
l’acteur » dans Médiévales, Théâtres français du Moyen Âge. Textes, images et performances, 59, 2010,
p. 107-125.
19
Élyse Dupras, Diables et saints Rôle des diables dans les mystères hagiographiques français, Genève,
Droz, 2006.
20
Le mystère de la Passion, Arnoul Greban, trad. Micheline de Combarieu Du Grès, Jean Subrenat, Paris,
1987 (Folio), p. 146-147 ; Le Mystère de la Passion d’Arnoul Greban, éd. Omer Jodogne, Bruxelles,
Palais des Académies, 1965, v. 7317-7338, p. 100.
176
ÉLISABETH L ALOU
Haro, haro, je brays en vain ! (v. 28 396)
Dyables infernaulx enragés,
Vengez mon dueil, vengés, vengés
vengez mon malheur desconfit !
Haro, je suis si tres despit
Que je creve de malle raige !
Haro, tous les dyables, j’enrage !
Ce Jesus qui est mort, en somme,
C’est Dieu qui c’est voulu faire homme,
C’est le filz de Dieu triumphant :
Je le congnoys bien maintenant
Jamais ne l’avoye au vray sceu. (v. 28 407)
Les diables se caractérisent par leur mode de parole. Ils crient : en effet depuis la
chute de Lucifer, ils sont condamnés à ne s’exprimer qu’en criant. Et ce mot « haro »
qui a un sens très particulier en Normandie avec la clameur de haro, est aussi le cri-
lamentation qui les caractérise. « Haro j’enrage » est la parole des diables 21 .
Dans le Mystère de saint Martin, une didascalie indique : « Icy sortent les deables
de leurs secretz, l’un cy, l’autre la, avecques feu et fouldre orrible, crians et braillans
comme il appartient 22 ».
La présence des diables génère une opposition fondamentale entre musique païenne
et diabolique et musique chrétienne et divine qui est mélodieuse 23 Les grossièretés, les
insultes, les imprécations parodiques forment une fantaisie verbale qui est en soi du
comique.
Les recherches poétiques même appartiennent au comique. Ainsi dans le Mystère
de saint Martin d’Andrieu de la Vigne, le diable Berith dit une balade de chant royal
dont tous les vers se terminent par -c et -ac. dont voici un exemple (v. 55-96) :
B ERITH . – Prince dampné, scrupuleux coac
Germa maudit, corps d’infernal eschac,
insaciable cornu, tigre estopic,
bec jaulne infect, temeraire ypodrac,
fol enraigé, qu’as-tu mengé ? Poac ! poac !
que te fault-il, paillart, puant aspic ?
et dans le Mystère de saint Didier 24 , la parole satirique du diable (avec des finales en
« -bre ») est comprise comme un jargon par le personnage du fou lui-même, qui
pourtant s’exprime lui-même dans une langue qui fait rire.
L UCIFER . – Holà ! dyables il convient
Le bouter en quelques ténèbres,
Et puis ainsin qu’il appartient
Tormentez luy teste et cérèbre,
Corps, face et palpèbre,
Boultez ou latèbre,
De nostre délubre,
Puis qu’on le térèbre
Par force illecèbre,
Turbide et lucubre
L E F OL . – Qu’esse que Lucifer célèbre ?
21
La clameur de haro permet à tout plaignant en Normandie de demander oralement réparation. Voir
Michel de Bouard, Guillaume le conquérant, Paris, 1984. p. 438.
22
Mystère de saint Martin, 1496, éd. André Duplat, Genève, Droz, 1979, Vers 54-55 cités par Élyse
Dupras, Diables et saints Rôle..., op. cit, p. 75.
23
Darwin Smith, Le jeu saint Loys, thèse Paris III, sous dir. Jean Dufournet, 1986 ; cité par Élyse Dupras,
Diables et saints Rôle..., op. cit, p. 76.
24
Mystère de saint Didier, éd. J. Carnandet, Paris, 1855, p. 431 cité par Élyse Dupras, Diables et saints
Rôle..., op. cit, p. 98.7
L E THÉÂTRE MÉDIÉVAL , LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE
Je n’entend point ce fort latin,
C’est alement ou bedouyn,
Selon ce que je puis entendre.
Les personnages de fous – le fol – se trouvent aussi dans les mystères. Le Christ en
effet a guéri plusieurs « démoniaques » –pouvoir qui est encore dévolu ensuite aux
clercs exorcistes – et le personnage du fou, du « desvé » a été fort utilisé pour faire rire
mais aussi pour assener quelques vérités et participer à la satire. C’est le rôle des sots
dans les sotties, c’est déjà celui du Desvé mais aussi de Wallet dans Le Jeu de la
feuillée 25 . Ces deux personnages représentent l’un le desvé, un fou qu’on pourrait dire
tragique – un enfant malade qui a perdu l’esprit– et l’autre un sot, personnage
résolument comique.
L’une de ses tirades le dit bien d’ailleurs :
Saint Acaire, merde de Dieu,
Donne moi beaucoup de purée de pois ;
Car je suis, pour sûr, un sot avéré
Et je suis bien content de te voir.
Et je t’apporte, je crois bien
Mon neveu, un bon fromage gras.
N’attends pas pour le manger. (v. 344-350)
Ces deux personnages montrent aussi que le théâtre comique peut lui aussi délivrer
un message ambivalent sur l’âme ou la destinée humaine 26 .
Le rôle du fou est souvent du ressort de l’improvisation. Nous en avons la preuve
dans le manuscrit du mystère de saint Vincent, dans lequel le rôle est resté en blanc –
l’acteur ayant peut-être oublié de rapporter son roulet ou ayant improvisé.
Le comique de langue est lui aussi présent très tôt, mêlé au théâtre religieux, à la
performance d’un théâtre a priori « sérieux ».
Dans le jeu de saint Nicolas de Jean Bodel 27 , le dieu Tervagans s’exclame :
T ERVAGANS . – Palas aron ozinomas
Baske bano tudan donas
Geheamel cla orlaÿ
Berec he panteras taÿ
L I PREUDOM (qui n’y comprend rien). – Rois, que voloit-il ore dire ?
Le roi lui explique :
Preudom il muert de duel et d’ire
De ce c’à Dieu me sui turkiés. (v. 1511-1518)
On observe une même utilisation d’un langage spécifique au diable comme aux
dieux païens dans le miracle de Théophile 28 , lorsque Salatin invoque le diable :
Salatin. – Bagahi laca bachabé
Lamac cahi achabahé
Karrelyos
Lamac lamec bachalyos
Cabahagi sabalyos
Baryolas
Lagozatha cabyolas
Samahac et famyolas
25
Le Jeu de la feuillée, dans Adam de la Halle, Œuvres complètes, éd. Pierre-Yves Badel. Paris, Le livre
de Poche, coll. « Lettres gothiques », 1995.
26
Sur ce sujet, voir Edelgard E. Dubruck, « Le fonds sérieux de la farce médiévale : une dimension
insoupçonnée », dans « Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble ». Hommage à Jean Dufournet.
Littérature, Histoire et Langue du Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 1993, t. 1, p. 469-467.
27
Le Jeu de saint Nicolas de Jehan Bodel, éd. Jean Dufournet, Garnier Flammarion, 2005.
28
Le Miracle de Théophile, op. cit., v. 160-168.8
ÉLISABETH L ALOU
Harrahya
Le jargon comme ces langues incompréhensibles ont été illustrées par la farce de
maître Pathelin dans laquelle les jargons breton, franglais, limousin ou normand
permettent à Pathelin d’échapper au drapier. Le jargon franco-anglais est une des
grandes réussites du jeu saint Loys 29 , édité par Darwin Smith, dans lequel les Anglais ne
savent plus parler français à la grande joie des spectateurs. Ces passages en jargon sont
le signe du mélange du sérieux et du rire, et dans les discours du fou, le signe d’un lien
avec un autre monde mystérieux.
C’est au jargon qu’ont été condamnés les hommes après la chute de la tour de
Babel. L’épisode est représenté dans le Mystère du Viel Testament 30 . Alors que les
charpentiers préparent « du plomb pour la couverture » de la tour, ils parlent dans une
langue incompréhensible :
G ASTE B OY . – Oriolla gallaricy
Breth gathahat mirlidonnet
Juidamag alacro brouet
Mildafaronel adaté
N EMBROTH . – Vella nostre ouvraige gasté
C ASSE T UILLEAU . – Quanta queso a lamyta
La seigneurie la polita
Volle dare le coupe toue ?
C HANAAM . – Qu’esse cy ? Faut-il qu’on se joue
De nous ? Mais d’où vient cest erreur ?
C UL E SVENTÉ . – Bianath, acaste folleur
Huidebref abastenyent
C HUS . – Bref je ne scay d’où cecy vient ;
Jamais ne vis tel fantasie
P ILLE M ORTIER . – Rotaplaste a la casie
Emy maleth a lacastot
J ETRAN . – Nous perdons icy temps, Nembroth
Car nous pouvons assez cognoistre
Que Dieu ne nous veult point permettre
Que ceste tour parachevons.
Dans ce registre, le comique est présent dès l’origine, dès les drames liturgiques 31 .
Dans un Jeu des rois du XII e siècle 32 , les rois mages parlent « en leur langue » et Hérode
qui parle latin, n’y comprend rien. C’est la première occurrence il me semble de ce
jargon qui farcit les textes les plus sérieux, à défaut d’être tragiques.
H ÉRODES . – Quid vis edissere nobis ?
Quem osculetur Herodes, faciendo eum sedere in dextera parte sui.
Alter[le second roi mage] in dextera Herodi dicat :
29
Darwin Smith, Jeu saint Loys, thèse citée plus haut. Darwin Smith, Maistre Pierre Pathelin. Le miroir
d’orgueil, Tarabuste, 2002 ; et Darwin Smith « Le jargon franco-anglais de Maître Pathelin », Journal des
savants, 1989, p. 259-276 et en ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-
8103_1989_num_3_1_1529
30
Le mistere du Viel testament, éd. Le baron James de Rothschild, Paris, 1878 (Société des anciens textes
français). t. 1, p. 271-272.
31
É. Lalou « Les textes en jargon franco-anglais du XII e au XV e siècle », La France anglaise, Actes du
111e congrès des sociétés savantes, Poitiers, 1986, Paris, 1987, p. 543-562.
32
Karl Young, The drama of the medieval church, Oxford, 1933, vol. 2, p. 70. Voir le recueil d’articles en
ligne sur le site du Lamop (http://lamop.univ-paris1.fr/)Le Théâtre de l’Église ( XII e - XVI e siècle), Paris,
Lamop, 2011. Ce volume contient les articles de Marie Bouhaïk-Gironès, « Le théâtre de l’Église ( XII e -
e
XVI siècle) » ; Jelle Koopmans, « Le théâtre dans l’Église : mythes et réalités » ; Simon Gabay, « Le
statut juridique de l’acteur en droit canon au Moyen Âge » ; Rose-Marie Ferré, « Émile Mâle, l’art et le
théâtre au Moyen Âge : jalons et résonances » ; Fabienne Joubert, « Les tableaux vivants et l’Église » ;
Daniel Russo, « Prolongements ».9
L E THÉÂTRE MÉDIÉVAL , LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE
Ase ai ase elo allo crazai nubera satai lomedech amos ebraisim loasetiedet inbedo addoro otiso
bedoranso I et o iomo bello o illa et cum marmoysen aharon et cum cizarene ravidete qui adonay
moy
Hunc osculando jubeat Herodes sedere juxta priorem.
Tercius [le troisième roi mage] in sinistra Herodi dicat :
O some tholica lama ha osome tholica lama ma chenapi ha thomena
De quo Herodes faciat ut de prioribus, quibus
Herodes dicat :
Regem quem queritis, natum esse quo signo didicistis ?
Magi econtra :
Illum natum esse didicimus in oriente stella monstrante [puis ils montrent l’étoile à Hérode et
annoncent apporter l’or, l’encens et la myrrhe].
Le comique – provoqué ici par le jargon et peut-être les gestes mal connus des
acteurs – est donc lié au texte religieux dès les premières occurrences connues. Ce qui
apparaît là dans les drames liturgiques, c’est le jeu, la performance qui introduit le rire
au sein du plus sacré : le personnage de Jésus Christ nouveau né. Dans un autre drame
liturgique de la même époque – à Rouen – le personnage de Balaam et son ânesse est
déjà du théâtre comique joué pareillement dans l’église lors du drame de la Nativité. Un
ange invisible barre la route de l’ânesse qui parle avec son maître.
Le comique pourrait bien au Moyen Âge être fondateur du jeu théâtral au sein
même du théâtre religieux, ce qui pose la question de la place du rire 33 dans l’église et
face au texte des Évangiles.
Cette question même a été posée en 1989 par Jacques Le Goff, dans un article
fondateur intitulé « Rire au Moyen Âge » repris en 1997 dans les Annales sous le titre
« Une enquête sur le rire ». Piroska Nagy, dans Le don des larmes au Moyen Âge, a
souligné combien le christianisme a voulu constituer un système « rire/pleurer ;
rire/larmes » et, selon la formule de Jacques Le Goff, « limiter le rire et les larmes à
l’horizon du péché et du salut 34 ».
Il n’est donc pas étonnant de constater le lien indissoluble entre théâtre comique et
théâtre religieux. Indissoluble peut-être pas. En effet « dans la chrétienté médiévale, on
a ri et pleuré en dehors de ces fondements et de ces perspectives 35 ».
Nous l’avons constaté pour le champ théâtral avec les farces ou les sotties. La satire
existe depuis fort longtemps. Dans le Jeu de Robin et Marion 36 , on rit en chantant. Le
roi rit aussi en regardant le Dit des quatre offices d’Eustache Deschamps 37 , qui est une
satire de la domesticité de la cour, gagnée par le Carnaval et l’inversion déjà présents
dans le roman de Fauvel. Le Panetier, l’Echançon, le Saucier et le Cuisinier rivalisent
pour s’imposer à la première place.
33
Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge » dans Cahiers du Centre de Recherches Historiques. 3, 1989,
p. 1-14 (rééd. dans Un autre Moyen Âge, Paris, 1999, p. 1343-1356 et en ligne sur revue.org :
http://ccrh.revues.org/2918) et « Une enquête sur le rire », Annales, Histoire, Sciences sociales, 1997, vol.
52, n° 3, p. 449-455 et en ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-
2649_1997_num_52_3_279579). Voir aussi Andrea Marculescu, « Ridere and Deridere : the pratice of
laughter in the Parisian Sotties » et notamment sa bibliographie sur le rire.
34
Jacques Le Goff, « Enquête sur le rire », art. cit., p. 450. Voir aussi Piroska Nagy, Le don des larmes au
Moyen Âge. Un instrument en quête d’institution ( V e - XIII e siècle). Paris, Albin Michel, 2000.
35
Jacques Le Goff, « Enquête sur le rire », art. cit., p. 450. On pense aussi au Nom de la rose d’Umberto
Eco et à Aristote « Le rire est le propre de l’homme ».
36
Adam de la Halle, Œuvres complètes, éd. Pierre-Yves Badel, Paris, 1995 (Lettres gothiques).
37
É. Lalou, « Réflexions sur cérémonie, cérémonial et jeu », in J.-P. Bordier (éd.), Le jeu théâtral, ses
marges, ses frontières, actes de la deuxième rencontre sur l’ancien théâtre européen de 1997, Champion,
1999, p. 115-125. Œuvres complètes Eustache Deschamps, Paris, t. 7, 1891, MCCCLX, p. 175. (Société
des anciens textes français). (en ligne sur Gallica).10
ÉLISABETH L ALOU
Il existe donc un rire indépendant du religieux, peu commun peut-être si l’on pense
que le Carnaval et ses rites d’inversion sont bien inclus dans l’année liturgique. Mais ce
rire existe bien.
Si l’on regarde les textes de théâtre qui nous sont parvenus, le rire apparaît avec le
jeu, dès les drames liturgiques où s’opère le mélange entre comique et théâtre sérieux.
Quand la censure vient à bout du théâtre « religieux », au XVI e siècle, en interdisant les
mystères comme les sotties des basochiens, c’est du rire dont elle veut se débarrasser ;
et c’est alors que s’opère la scission entre comédie et tragédie. L’apparition de la
comédie au XVI e siècle comme d’ailleurs celle de la tragédie serait donc la mise au pas
du rire.
La dernière parole peut rester au Jeu de Saint Nicolas de Jean Bodel dont les
derniers vers prononcés par le sénéchal sont 38 :
L E SÉNÉCHAL . – Tervagan, du ris et du pleur/
que feïstes, par vo doleur/
verrés par tans le prophesie.
38
Traduction : « Tervagan, du rire et des pleurs / Que vous avez manifestés, vous verrez / Bientôt, par
votre douleur, le caractère prophétique », Le Jeu de saint Nicolas, Jehan Bodel éd. Jean Dufournet, Paris,
2005. (v. 1522-1527).
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